Travaux menés par une équipe franco-canadienne animée par Gérard Fabre, chercheur du Centre national de la recherche scientifique (CNRS) à l’Institut Marcel Mauss, École des hautes études en sciences sociales, à Paris, Yves Frenette, titulaire de la chaire de recherche du Canada de niveau 1 sur les migrations, les transferts et les communautés francophones, Université de Saint-Boniface, au Manitoba, et Mélanie Lanouette, coordonnatrice du Centre interuniversitaire d’études québécoises.
Les récits de voyage et de migration que nous sélectionnerons seront publiés au fur et à mesure de leur intégration au chantier La francophonie nord-américaine. Les premiers textes ont été intégrés progressivement à partir de 2018. D’autres, en préparation, suivront et élargiront le champ initial à d’autres périodes, milieux et types de scripteurs. Nous tenons à remercier le CIEQ pour son soutien irremplaçable et pour les compléments iconographiques et cartographiques des récits présentés.
Based on the work of an international team of scholars led by Gérard Fabre (CNRS researcher at the Institut Marcel Mauss, École des Hautes Études en Sciences Sociales, Paris), Yves Frenette (Level 1 Canada Research Chair on Migrations, Transfers and Francophone Communities, Université de Saint-Boniface, Manitoba) and Mélanie Lanouette (Coordinator, Centre interuniversitaire d’études québécoises, Quebec City)
We will periodically publish selected travel and migration narratives on then Atlas historique du Québec(CIEQ) website, in La francophonie nord-américaine. The first texts were posted in 2018. Other content,currently being prepared, will follow. It will expand the scope of the collection to cover new periods, contexts and types of authors. We wish to thank the CIEQ for its invaluable support and for providing iconographic and cartographic elements to accompany the published narratives.
Le but principal de cette anthologie consiste à prendre en compte des récits inédits ou très peu diffusés: il s’agit d’en reproduire les extraits les plus significatifs, en les faisant précéder d’une notice biographique de chacun des auteurs. Ce choix diffère de celui des anthologies classiques en ce qu’il élargit les approches de l’altérité culturelle et de ses représentations à divers milieux sociaux, et non pas aux seuls gens de lettres. Par récit, nous entendons une forme d’objectivation ethnographique au cœur de l’activité discursive consistant à narrer les péripéties d’un voyage, ce qui revient à nommer et à décrire les lieux parcourus et les personnes rencontrées. Nous insistons sur cette dimension ethnographique afin que la notion de récit ne soit pas apparentée uniquement à son usage structuraliste, comme c’est souvent le cas en études littéraires (Genette, 19721La tripartition proposée par Genette prend acte de la polysémie du terme de récit: il s’agit de distinguer, selon lui, le récit comme énoncé (ou texte narratif), le récit comme histoire (ou diégèse) et le récit comme narration («l’acte narratif producteur», qui comprend la situation, réelle ou fictive, dans laquelle le discours est proféré). La narratologie étudie les relations entre les trois éléments de cette tripartition, ce qui n’entre pas dans l’optique historiographique de notre anthologie.).
Ces dernières n’ont toutefois pas été les seules à hiérarchiser et à sélectionner le bon grain et l’ivraie des textes. Pendant longtemps, les disciplines relevant de la connaissance historique se sont arrêtées à la biographie d’individualités marquantes, qui ont laissé des traces de leur passage, le plus fréquemment sous la forme d’écrits rédigés par elles-mêmes, par leur entourage ou par un autre agent de transmission.
Les règles d’usage ne souffraient guère d’exceptions: il fallait privilégier les textes édités, bénéficiant d’une diffusion significative. Les textes qui n’avaient pas connu une promotion de ce type étaient souvent négligés, voire ignorés, dans l’établissement des corpus. En matière de récits de voyage, on considère aujourd’hui que les exclus de la librairie et les auteurs confinés dans un relatif anonymat sont des acteurs historiques à part entière, dont il faut tenir compte. Leurs textes doivent être étudiés en ce qu’ils révèlent d’autres modes de mobilité géographique et d’autres visions de l’altérité. Il convient de les examiner en eux-mêmes, avant de les confronter à ceux que l’histoire de la littérature a retenus. Ici, l’exemple des journaux et des correspondances des migrants francophones dans les Amériques peut s’avérer instructif. Les travaux d’Yves Frenette et de son équipe ont ainsi permis de poser en des termes nouveaux la question de l’épistolaire. Ils montrent toute la richesse qu’on peut tirer d’une source longtemps exploitée surtout par les biographes et les littéraires. L’étude des correspondances et de leur interaction non seulement révèle les mécanismes par lesquels la lettre joue un rôle central dans la formation et l’évolution des mouvements migratoires, mais ouvre également des fenêtres sur l’univers mental aussi bien des migrants que de ceux qu’ils ont quittés (voir Frenette, Martel et Willis, 2006; Fahrni et Frenette, 2008).
C’est pourquoi il est pertinent de constituer un corpus dont le principe directeur, plutôt que de rééditer, comme de coutume, des textes canoniques ou largement diffusés, vise à réunir et à commenter des textes peu connus, voire inaccessibles, si ce n’est dans des archives publiques ou privées. La coprésence de plusieurs types de documents est nécessaire si l’on veut cerner les variantes psychosociologiques des voyageurs et des migrants, dont les déplacements ne relèvent pas de motivations identiques.
On peut cerner, sans en faire une liste exhaustive, les motifs qui incitent à la mobilité.
On a donc affaire à différents cas de figure, au regard notamment du statut social: les déplacements d’agrément ou d’études sont le fait de personnes vivant plus ou moins dans l’aisance; les autres mobilités caractérisent des émigrants dans la gêne, qui cherchent à faire fortune ou simplement à vivre dignement ailleurs que chez eux. Dans ce dernier cas, les flux d’immigration sont d’autant plus élevés qu’ils sont généralement corrélés aux phases les plus intenses des crises économiques sévissant dans telle ou telle aire géographique.
La maîtrise de la langue écrite révèle bien souvent le statut social des auteurs. La prise en compte de scripteurs qui n’appartiennent pas aux élites littéraires, culturelles ou sociales modifie sensiblement le rapport aux textes. Cela ne signifie pas que les voyageurs que nous présentons soient dépourvus du capital linguistique nécessaire à la compréhension de leurs récits et au plaisir de lecture qu’on peut en retirer. Du reste, la maîtrise de la langue anglaise qui ressort de leurs récits de voyage ou d’immigration en terres anglophones montre suffisamment que ces voyageurs possèdent d’incontestables aptitudes linguistiques. Il est vrai que l’apprentissage de cette langue était déjà au XIXe siècle un moyen efficace de promotion sociale et professionnelle.
Le revers de la médaille, pour ainsi dire, c’est la présence d’anglicismes dans leur français, que ce soit dans les constructions syntaxiques ou le vocabulaire utilisé. De façon générale, les textes des scripteurs canadiens-français en sont truffés, comme en témoigne particulièrement le journal de l’orpailleur Lorenzo Létourneau. Cela s’explique aisément: dans la première moitié du XIXe siècle, toutes les couches de la population canadienne-française sont affectées par l’anglicisation. Destination privilégiée pour les migrants britanniques fuyant les bouleversements sociaux et économiques provoqués par la révolution industrielle, le Québec voit sa population anglophone augmenter considérablement à cette époque. Des 30 000 qu’ils sont en 1812, les anglophones sont 200 000 en 1851. À Montréal, ils deviennent d’ailleurs plus nombreux que les francophones. Même si cette tendance démographique se renverse dans les décennies suivantes, l’anglais n’en continue pas moins sa percée dans le lexique et les constructions syntaxiques des Canadiens français (et des Acadiens). Au tournant du XXe siècle, l’arrivée des produits de consommation américains et l’engouement pour la culture populaire venue du Sud accentuent la tendance, en dépit d’une prise de conscience linguistique des élites. L’anglicisation est encore plus répandue et profonde chez les Canadiens français de la diaspora.
Dickinson, 2008: 130-142; Frenette, 2008: 147-164.
La prise en compte de ces données socioéconomiques dans l’appréhension des récits prémunit contre un rapport trop esthétisant aux textes: elle évite le travers fréquent de sélectionner et d’évaluer les matériaux discursifs recueillis selon le degré de notoriété auctoriale. Notre démarche n’en rejoint pas moins les objectifs habituels en matière d’étude de récits viatiques: elle stipule que ces écrits ne possèdent pas seulement une dimension exotique, car les voyageurs parlent aussi d’eux-mêmes, de leur propre société. Ce déplacement alternatif du regard de soi vers l’autre et de l’autre vers soi correspond à une translation de l’exotique vers «l’endotique». Un cadre théorique et méthodologique permettant de saisir cette translation a été posé dans l’introduction de Gérard Fabre pour le dossier «Écrits de voyageurs européens sur le Québec» de la revue Recherches sociographiques (Fabre, 2013). On y rappelle les grands jalons historiques du voyage transatlantique, les problèmes de catégorisation des écrits de voyage et la place occupée en ce domaine par les sciences humaines et sociales. Quelle que soit la nature de ces écrits, tous sont adossés à des piliers idéologiques auxquels se réfèrent plus ou moins ouvertement les scripteurs. Il en résulte des stéréotypes culturels récurrents. Mais ces derniers sont soumis à des variations sensibles, car leur niveau d’acceptabilité change beaucoup d’une période à l’autre.
Ainsi, au Canada français, les écrits de voyageurs furent souvent tamisés par les filtres de «l’idéologie de la survivance» qui structure la plupart des discours circulant dans l’espace public:
Dans une société qui cherche à sauvegarder sa nationalité comme la société canadienne-française du XIXe siècle, l’altérité a pour fonction non pas de déstabiliser mais de renforcer une identité. Aussi la réaction la plus courante consiste-t-elle à se servir de la culture de l’Autre pour conforter la sienne, et plus précisément à retrouver les traces de sa propre culture dans celle de l’Autre (Rajotte, 1997: 171).
La dénonciation de l’idéologie des voyageurs peut s’inscrire dans un champ lexical et un appareil critique rigoureux, mais elle présente néanmoins une limite inhérente à la place occupée par l’analyste, qui se pose comme extérieur à son objet de recherche. En adoptant une position de surplomb, il lui est aisé d’émettre un jugement péjoratif sur l’écrit de voyage et son auteur. Ce champ lexical, qu’on peut rattacher à ce qu’on appelle «l’analyse du discours colonial», est en effet affecté d’un fort coefficient de péjoration: l’écrit de voyage y est forcément porteur d’une pensée ethnocentrique, voire colonialiste, d’une doxa qu’il s’agit de mettre en accusation. La dénonciation de l’idéologie distillée par l’écrit de voyage repose alors sur le repérage des stéréotypes qui prédominent dans un groupe, une collectivité et, plus fréquemment encore, une nation.
L’historisation des écrits de voyage conduit à s’interroger sur les rapports des voyageurs à l’idée de nation: à partir du XIXe siècle, la tendance des voyageurs est en effet d’essentialiser la société visitée en présupposant l’existence d’une nation ou tout au moins d’une culture homogène sur le modèle de la nation. Par extension, les voyageurs attribuent une essence aux personnes, aux groupes sociaux et ethniques, aux communautés religieuses, composant cette société. L’essentialisation consiste à imputer à des individus ou à des entités une qualité constitutive fondamentale, nécessaire à leur identification. Elle revient à postuler une unité organique, une continuité atemporelle, à délimiter et à borner des territoires selon ce schéma anhistorique. De là naît la différenciation, au nom d’une substance innée, entre identité interne et altérité externe.
La critique de l’approche essentialiste n’est pas sans fondements, mais elle peut être appliquée de la même façon aux savoirs produits par les sciences historiques et sociales, dont l’institutionnalisation remonte également au XIXe siècle. Car les précautions prises par ces dernières pour éviter d’essentialiser les formations collectives ne débouchent, la plupart du temps, que sur une euphémisation des dénominations et des catégorisations sociales. Si l’acte de nommer suppose, au moins transitoirement, une continuité dans le temps et une délimitation dans l’espace, il est par définition essentialiste: dès lors, les constructions discursives de collectivités sociales (communautés, classes, nations, etc.) sont essentialistes; ni plus ni moins que les écrits de voyage, ces constructions n’évitent cet écueil.
L’historicité des productions textuelles liées à l’expérience viatique se mesure aussi au fait que le genre littéraire dans lequel elles s’inscrivent connaît des périodes où alternent vogue et déclin: au Québec, les années 1880 marquent leur plus forte poussée éditoriale, avant que des effets de saturation du marché se produisent dès la décennie suivante (Rajotte, 1997: 209 et 230). Ces récits personnels relatent non pas l’intégralité d’une vie, mais des phases plus ou moins longues d’expériences migratoires ou viatiques. Ce sont des documents incomplets, partiels et partiaux, mais cette incomplétude fait leur richesse. Le point de vue subjectif, serait-il celui d’un auteur anonyme ou d’un acteur obscur, rend compte d’une facette du monde tel qu’il est vécu et perçu. Est ainsi mis au jour un microcosme constitutif de l’histoire collective, à laquelle il participe.
Devant ces tessitures multiples, quasiment infinies, que les voix des voyageurs et des migrants font entendre, un défi est à relever, celui de combiner «le pluriel des itinéraires et le singulier d’un lieu de production» (de Certeau, 1975: 226). Nous avons affaire à des documents historiques, non pas qu’ils témoigneraient d’une quelconque représentativité, mais par les significations sociales qu’on peut leur attribuer. Ce sont, en d’autres termes, des fragments d’histoire, que nous voulons recueillir ici non pas en fonction de leur valeur littéraire – même si elle peut être réelle –, mais parce qu’ils apportent des compléments, des regards différents – ce qui ne signifie pas qu’ils soient forcément antagoniques – aux histoires et aux mémoires officielles.