Journal de voyage de Léon Gérin à Chicago et dans l’Ouest canadien en 1893
Par Frédéric Parent, Université du Québec à MontréalCe texte fait partie de l’anthologie Les récits de voyage et de migration comme modes de connaissance ethnographique
En 1893, la question des écoles du Manitoba polarise toujours les débats politiques au Canada depuis la suppression, trois ans plus tôt, du régime des écoles confessionnelles et de l’obligation de produire les documents publics en français par le gouvernement manitobain de Thomas Greenway. Si les catholiques francophones et anglophones étaient dans les années 1870 aussi nombreux que la population protestante, ce n’est plus le cas vingt ans plus tard, même si la population manitobaine, excluant la population amérindienne, ne cesse de croître, passant d’environ 12 000 personnes en 1870 à plus de 150 000 personnes vingt ans plus tard (Coates et McGuinness, 1987).
En décembre 1892, Léon Gérin a été nommé secrétaire particulier d’Auguste-Réal Angers (1837-1919), sénateur et ministre fédéral de l’Agriculture au sein du nouveau cabinet du premier ministre John Sparrow David Thompson1. Angers démissionne de son poste de lieutenant- gouverneur du Québec pour travailler dans la capitale fédérale à la demande de Thompson et, dès son entrée en fonction, il prend l’engagement de rendre aux catholiques les écoles supprimées
(Deschênes, 1998).
Fils du célèbre écrivain Antoine Gérin-Lajoie, auteur de Jean Rivard, l’un des romans
les plus populaires du xixe siècle au Canada français, et de Joséphine Parent, fille d’Étienne Parent, Léon Gérin appartient par ses origines familiales et par sa propre trajectoire aux premières générations d’intellectuels canadiens-français scolarisés dans les collèges classiques et qui occuperont tous, à un moment ou l’autre de leur vie professionnelle, un emploi de fonctionnaire dans l’appareil politique fédéral à Ottawa, au lieu de poursuivre dans la voie plus usuelle à l’époque des professions libérales (Parent, 2018).
Formé pourtant en droit, admis au Barreau en 1885 et soutenu par son frère Henri Gérin-Lajoie, célèbre avocat de Montréal et parmi l’un des premiers Canadiens français spécialisés dans le droit commercial (Pelletier-Baillargeon, 1985), Gérin n’est pas intéressé par le travail d’avocat ni par celui de politicien d’ailleurs. Il rêve plutôt de s’établir un jour sur sa terre achetée au printemps 1887 à Sainte-Edwidge-de-Clifton dans les cantons de l’Est, près de Coaticook, à la suite d’un séjour d’apprentissage au sein d’une famille agricole de Saint-Hyacinthe que lui a suggérée son oncle Denis Gérin, curé de Saint-Justin de Maskinongé et ardent propagandiste de la colonisation agricole.
Célibataire de 30 ans, Gérin écrit dans ses temps libres des articles sociologiques publiés dans La Science sociale, revue du groupe de dissidents leplaysiens du même nom, auprès desquels il s’est initié à la sociologie durant un séjour parisien en 1885-1886. Il sera par ailleurs reconnu comme étant le premier sociologue canadien. Gérin part pourtant à Paris pour étudier les sciences et y suivre des cours variés (zoologie, botanique, anatomie comparée, etc.) au Museum d’histoire naturelle du Jardin des plantes ainsi qu’à la Sorbonne. Il échange longuement avec sa famille son étonnement et son épatement
devant tous les cours qu’il peut suivre gratuitement. Au grand désespoir de son frère ainé, Léon entend devenir un savant. Ce n’est que vers la fin de son séjour qu’il découvre, au hasard d’une promenade sur le boulevard Saint-Germain, les cours de science sociale d’Edmond Demolins donnés à la Société de géographie. Il délaisse de plus en plus ses autres cours pour se consacrer uniquement à la science sociale. Gérin reçoit même des cours privés lorsque la maladie l’oblige à demeurer au lit dans sa chambre de la rue des Poitevins. Épuisant ses ressources pécuniaires, Gérin se résout, à contrecœur, à devoir quitter Paris et, en même temps, chercher ses moyens d’existence ailleurs que dans le domaine scientifique, qui n’offrirait encore que peu de débouchés au Canada.
Ailleurs ne signifie tout de même pas se résigner à suivre les conseils de son frère et encombrer à son tour les professions libérales en devenant avocat. Gérin poursuit au contraire son travail sténographique, appris durant ses années d’études en droit, auprès des avocats du palais de justice de Montréal. Longtemps il espère, en vain, vivre uniquement de son travail agricole, tout en poursuivant ses enquêtes sociologiques. À la manière de plusieurs professeurs d’université aujourd’hui, Gérin sera fréquemment en déplacement, suivant le trajet en train d’Ottawa à Coaticook, en s’arrêtant souvent à Montréal où vivent encore sa mère Joséphine Parent, ses sœurs Antoinette et Gabrielle ainsi que son frère ainé Henri.
À la fin de l’année 1892, Gérin quitte son travail de sténographe et intègre la fonction publique fédérale qu’il quittera seulement à sa retraite en 1933. Son nouveau poste de secrétaire particulier l’oblige souvent à suivre le ministre auquel il est attaché dans ses déplacements officiels, durant lesquels Gérin prend des notes d’observation à l’usage des ministres. Le fait qu’il connaisse bien la sténographie, ou l’art d’écrire aussi vite que l’on parle, facilite son travail. Il a d’ailleurs écrit son journal dans l’Ouest canadien sous la forme sténographique2, pour ensuite le dactylographier, possiblement dans les années 1930, si nous nous fions aux références à des textes parus jusqu’à ces années.
En compagnie du ministre Angers, probablement de Philippe Landry3, de quelques ministres fédéraux et de leurs épouses, Gérin part d’Ottawa le 3 octobre 1893. De là, le groupe traverse en train l’Ontario et divers États américains (Michigan, Ohio, Indiana et Illinois) afin de se rendre à l’Exposition universelle de Chicago. Gérin et son ministre s’y étaient rendus une première fois dès les premiers jours de l’Exposition, au début de mai 1893. Gérin écrit à son frère Henri pour lui faire part de ses premières impressions:
Mon cher Henri,
Nous sommes arrivés de Chicago hier matin. Tu vois que nous avons fait le voyage assez rapidement: partis à Ottawa vendredi soir 7.30 hrs, dans un char spécial que le Grand Tronc avait mis à notre disposition – arrivés à Chicago samedi soir à 9.30 hrs; visité l’Exposition dimanche et lundi, ainsi que mardi matin – repartir à 3 hrs PM mardi – à Toronto, mercredi – à Ottawa, jeudi à 9 hrs AM. Il a fait mauvais presque tout le temps de notre voyage. L’Exposition est encore loin d’être prête; c’est un chaos, une confusion que Zola décrirait en deux volumes. Malgré tout il y a déjà là beaucoup à voir et à apprendre. J’ai passé tous mes moments de loisir à recueillir des observations de sociologie comparée. J’en ai tout un petit bagage que je me propose d’adresser au Mouvement social ces jours-ci, quand je serai reposé de la fatigue de mon voyage. Il y a là tout un monde en miniature; les peuples les plus divers s’y rencontrent à chaque pas; ils font tous des efforts prodigieux pour s’épater les uns les autres, mais ce qui est curieux pour un adepte de la Science sociale, c’est de voir comme chacun de ces peuples conserve son caractère propre; ils se rencontrent tous sur le même terrain et dans une commune intention, mais chacun n’en agit pas moins à sa manière par les procédés qu’il tient de sa formation sociale. C’est ainsi que les Américains, les Anglais et, à un moindre degré, les Hollandais s’affirment par l’action individuelle, et les nations centralisées du continent européen, par l’action de l’État. Et cela est apparent aussi bien dans l’exposition proprement dite: Pêcheries, Agriculture, Mines, Fabrication, Transports, etc., que dans les constructions séparées que chaque pays s’est fait construire. L’Allemagne s’est fait élever une énorme construction, mi-catholique, mi-château, décorée avec un goût tapageur, insolent, à côté de laquelle le Home de l’Angleterre a une apparence bien modeste. Même contraste à l’intérieur des diverses sections, par exemple dans celle de la fabrication, où l’Espagne, l’Italie, l’Autriche, la Belgique, mais surtout la France et l’Allemagne écrasent leurs exposants sous des arches, des façades pompeuses, prétentieuses, à côté de l’ensemble imposant des maisons anglaises et américaines, chacune avec sa vitrine, son chalet, sa construction souvent dispendieuse, mais qu’aucune enceinte ne masque. Je pourrais t’en dire long sur ce chapitre, mais comme ces considérations n’ont guère le don de t’intéresser en général, je coupe court et parlons d’argent. Nos ministres n’ont pu trouver à se loger à l’Auditorium, cet énorme hôtel étant entièrement occupé. Nous sommes allés tous ensemble à un petit hôtel très convenable: le Harvard House, à deux pas de Jackson Park, et à plus de six milles de Chicago. À ce propos, si tu vas à l’Exposition, n’y va pas avant le mois de juin, ou, ce qui vaut mieux, je crois, en septembre; et prends ton hôtel dans le quartier de l’Exposition. Il y a là 80 maisons, hôtels de toute sorte, tu n’auras que l’embarras du choix. Si tu t’établis dans le cœur de la ville, tu perdras deux heures à chaque jour, une heure pour aller à l’Exposition, une heure pour en revenir, et – à moins de prendre le cable-car ou le chemin de fer – cela te coûtera joliment cher, sans compter la fatigue. Comme le terrain de l’Exposition couvre près de six acres, tu y trouveras facilement l’espace nécessaire pour t’y dégourdir, et tu n’auras pas le moindre désir d’y ajouter 14 ou 15 milles pour aller à ton hôtel et en revenir. À Harvard House les chambres sont très propres, la maison est neuve et bien aménagée, la table bonne – on y mange pour $5 par jour, chambre et pension. C’est une maison tranquille, mais sans beaucoup du style des grands hôtels. Si tu préfères un hôtel plus stylish, salle à dîner plus chic, service plus corsé va à Hyde Park Hotel, coin de la 51e rue et de Washington avenue, à 15 minutes de marche de l’Exposition. M. Angers y est allé rendre visite à Lord Aberdeen, tout s’y fait en grand, me dit-il, et on y demande que $5 par jour, chambre et pensions.
Les voitures coûtent très cher. Nous avons payé $16, trois voitures, de la gare à notre hôtel. Quand tu iras, tu pourras descendre sur le terrain même de l’Exposition et tu seras rendu. Dimanche, une voiture 6 hrs et demie, nous a coûté $13.
À ta demande, je suis allé visiter le pavillon féminin. Les choses y sont moins avancées que partout ailleurs. Quelques tableaux appendus aux murs, c’est tout ce qu’il y a de fait. Je me suis informé de la raison de ce retard. On m’a répondu (pas une femme) que ces dames avaient passé la plus grande partie de leur temps à parler. Pas de brochures à vendre. Seulement le petit catalogue que je t’envoie avec un exemplaire de la Review of Reviews.
Communique donc cette lettre à la famille, à qui j’écrirai dans quelques jours.
Je t’inclus un chèque pour la balance due à maman.
J’ai vu le jeune Roy à Chicago; j’ai même passé la journée de dimanche avec lui, sur le terrain.
Amitiés à ta femme,
Ton frère
Léon
En octobre 1893, les voyageurs ne restent que quelques jours à l’Exposition (trois ou quatre), pour repartir ensuite en direction du Manitoba en traversant l’Iowa, le Minnesota et le Dakota du Nord. Arrivés à la frontière canado-américaine le 8 octobre, ils se déplacent dans la province manitobaine jusqu’au 20 octobre, date à laquelle ils s’engagent dans les Territoires du Nord-Ouest, à Moosomin, Regina, Medecine Hat et Calgary. À cette époque, les provinces de la Saskatchewan et de l’Alberta n’existent pas encore; elles verront le jour en 1905, alors que le Manitoba et la Colombie-Britannique ont le statut de province depuis 1870 et 1871 respectivement.
Le journal de voyage de Gérin s’arrête malheureusement à Calgary le 23 octobre 1893, même si nous savons, à partir de sa correspondance personnelle, que son périple se poursuit dans l’Ouest. Lui et Angers iront à Edmonton et traverseront les Rocheuses jusqu’à Vancouver, en Colombie-Britannique. Gérin adresse en fait ses notes de voyage d’Edmonton à son groupe leplaysien en mars 1896, lesquelles sont publiées sous le titre L’Ouest canadien et l’art de coloniser et que nous reproduisons plus loin à la suite de son journal. Dans sa lettre, Gérin répond de manière nuancée à un Français qui cherche à s’établir au Canada en lui soulignant que ni le capital ni les porteurs de beaux noms
ne suffiront à garantir le succès de la colonisation. Que rien non plus ne vaut mieux qu’une formation adéquate et le temps de prendre connaissance du pays d’accueil. Gérin y montre comment les Canadiens français ont vite été débordés par une immigration récente de type anglo-saxon
qui a favorisé, en quelques années seulement, la croissance fulgurante des centres urbains.
Dans une ébauche de lettre datée du 29 octobre 1893 et que nous reproduisons à la suite du journal de voyage, il livre à son oncle ses impressions rapides
de son séjour dans les montagnes. Il demeure une journée à Banff dans le parc national, où il en profite pour escalader les sommets, se baigner et admirer les splendides points de vue qui le changent de la plaine monotone du Manitoba et du Nord-Ouest4
. Il passe la nuit à l’hôtel construit par le Canadien Pacifique pour repartir le lendemain en direction de Vancouver. De retour à Ottawa le 15 novembre 1893, Gérin écrit à son frère Henri qu’il a parcouru 8 000 miles [≈ 12 875 km] de pays variés5
et qu’il revient de l’Ouest avec une fournée de notes
qu’il lui faut transcrire au plus vite pour l’usage des ministres6
.
La question des écoles du Manitoba traverse le journal de Gérin, même si l’objectif de la tournée de son ministre consiste plutôt à faire état des conditions de l’agriculture dans l’Ouest canadien. Étroitement dépendants de la production céréalière, les villes et les villages ont été durement touchés l’été précédent par une combinaison de mauvaises conditions météorologiques et de faibles prix
(Agriculture et Agroalimentaire Canada, 1998, p. 23).
En dépit des conditions économiques et climatiques difficiles, Gérin constate que les Canadiens français se préoccupent surtout de la question des écoles confessionnelles, certains demandant même au gouvernement de ne pas intervenir pour éviter d’aggraver la situation. À l’inverse, les Canadiens anglais suivent de près la politique, lisent les journaux et adressent de nombreuses réclamations aux ministres.
Selon Gérin, les Canadiens français et les Canadiens anglais du Manitoba appartiennent respectivement aux types communautaire et particulariste, tels qu’ils ont été définis par le groupe dissident leplaysien de La Science sociale. Dans le premier type, la communauté (la famille et la paroisse notamment) tend à primer sur le particulier ou sur l’initiative individuelle, alors que, dans le second, l’individu tend à s’affranchir davantage de la communauté. Les types communautaire et particulariste révèlent des modes d’organisation sociale différents menant à des processus de colonisation fortement différenciés, l’un opérant d’abord à l’échelle locale et l’autre s’inscrivant de manière plus marquée à l’échelle régionale, provinciale et nationale (Rivard, 2012).
Bien qu’elle soit récente, la colonisation canadienne-anglaise se réalise à grande échelle et est caractérisée par un fort développement de la propriété privée: présence de grandes fermes avec de grandes étendues de terres, de bâtiments spacieux et élégants et d’individus très riches. Dans les villes et villages où il s’arrête, Gérin associe ce particularisme plus dominant chez les Canadiens anglais à la spécialisation de leurs activités sociales qu’il observe dans la diversité des commerces et des professions (bouchers, hôteliers, libraires, etc.) et dans la pratique commerciale de l’agriculture (culture intensive et mécanisée, sélection des troupeaux, etc.). Les villages communautaires à majorité canadienne-française (Saint-Boniface), mennonite ou métisse sont au contraire marqués par une forte présence de cultivateurs qui pratiquent une agriculture familiale extensive d’autosubsistance7. Le village y est plus pauvrement bâti, mal entretenu et les rues sont boueuses. Les principaux édifices sont ceux appartenant aux communautés religieuses et la vie commerciale tourne autour du magasin général. Dans les villages de type communautaire, la vie collective se résumerait essentiellement à la vie familiale, laquelle entraverait le développement de l’initiative individuelle et le développement d’une vie associative à l’extérieur de cette unité. Lors d’une assemblée politique à Saint-Boniface, Gérin observe que les Canadiens français écoutent les orateurs dans un religieux silence, sans la moindre intervention.
Si, pour les tenants leplaysiens dissidents de La Science sociale, le type particulariste est supérieur par sa puissance d’expansion
ou de colonisation, ou par sa puissance de civilisation
(Gérin, 1904: 341), les observations de Gérin permettent d’apporter des nuances à cette thèse. Gérin montre les fragilités d’une trop grande spécialisation chez les cultivateurs de type particulariste, à la merci des conditions climatiques, économiques et politiques. Les exploitants spécialisés doivent par exemple acheter la plupart de leurs denrées alimentaires nécessaires à leur survie. C’est d’ailleurs une crise liée à la grande spécialisation des activités économiques dans l’Ouest canadien qui amène le ministre de l’Agriculture à faire le voyage dont Gérin nous livre le récit.
Gérin demeure le secrétaire particulier d’Angers jusqu’à ce que ce dernier démissionne en juillet 1895, à la suite de l’inaction de son gouvernement dans le conflit des écoles du Manitoba. De l’avis d’Angers, le report d’une action gouvernementale nuit à l’adoption d’une loi réparatrice pour les catholiques. Gérin continue cependant de travailler dans la fonction publique fédérale et devient en 1895 secrétaire particulier d’Alphonse Desjardins, ministre de la Milice8, puis secrétaire particulier de James Wilson Robertson, commissaire fédéral de l’industrie agricole et laitière. En compagnie de ce dernier, Gérin fait deux nouveaux voyages. En juillet 1887, il va en Angleterre et plus particulièrement à Liverpool et Londres, en plus de passer quelques jours seulement en France: deux jours à Paris et un jour et demi à Verneuil et La Guichardière à la résidence d’Edmond Demolins et de sa femme Juliette. Nous n’avons que quelques traces de ce séjour, ne connaissant ni les raisons, ni le temps exact du séjour, ni les endroits fréquentés. Gérin part ensuite une quinzaine de jours aux États-Unis en mars 1898 et plus précisément à Mount Clemens au Michigan. Robertson et lui sont occupés à la rédaction d’un rapport à partir de leurs propres observations des divers procédés utilisés pour améliorer notamment la production laitière (Parent, 2018: 124-125). Au Michigan se trouve en outre un contingent
de Canadiens français et, au sortir de la messe dominicale, Gérin discute avec l’un d’eux.
Au sortir de l’église, je me suis posté de manière à bien voir et bien entendre; c’est l’anglais surtout que l’on parlait, mais j’ai bientôt avisé un certain groupe de trois ou quatre où l’on parlait français.
Et ton petit frère, qu’est-ce qu’il fait à présent ?, demandait l’un. J’ai suivi l’un d’eux qui s’est détaché du groupe, et s’est dirigé vers sa voiture remisée à l’ombre un peu plus loin. Voici en bref la conversation qui s’en est suivie: Moi –Je vous ai entendu parler français il y a un instant, seriez-vous Canadien français ?Lui –Moi, je suis Canadien – pas Français.Puis je lui ai posé la question brutale et traditionnelle:Y a-t-il longtemps que vous êtes par ici ?À qui il a répondu:Je suis né par icite(un homme de 40 ans à peu près).
Alors, c’est votre père qui a immigré du Canada ?
Non, mon père est né icite, lui aussi. Mais ma nation est du Canada. C’est mon grand-père qu’est venu de Montréal aux États.
Et vous parlez toujours le français ?
Oui, on a toujours été tint au Français dans la famille; mes enfants ont été aux écoles icite et les écoles sont anglaises, mais chu nous on a toujours parlé français. C’est la façon.
Les Canadiens sont-ils nombreux dans ce coin du Michigan ?
Joliment, le long de la Swan River, pas loin, y’en a pas mal.
Et parlent-ils toujours français ?
Y’en a qué’qu’un dont les enfants parlent rien qu’anglais; mais la plus forte partie ont conservé le français.
Et quel est leur métier ?
Y’en a quasiment dans tous les métiers, y’en a sur des terres, comme moi, et y’en a ici dans le commerce du village.
Je vois que tout se fait en anglais dans votre église !
Oui, la plus forte partie de la population ici, même parmi les catholiques, sont des Allemands, et ils parlent anglais aujourd’hui. Les prêches se font toujours en anglais; il n’y a de prêches en français que dans le temps des missions. Notre curé ici est un Belge. Celui qui a bâti notre église, c’est le père Rychaert (on prononce Ricard quand on parle français entre nous autres). Aujourd’hui c’est le père Van Immetsen, qui est né le long de la rivière en bas et qui, après avoir été trois ans dans les pénitences, a été reçu prêtre dans l’église icite. C’est une bonne farming country alentour d’icite. J’ai deux de mes filles qui s’engagent pour servir dans les hôtels. Elles gagnent de 18 $ à 20 $ par mois, et sont nourries et logées. Mais moi je préfère qu’elles ne logent pas à l’hôtel, pour pas être bâdrés des étrangers, vous comprenez; les hôtels, vous savez, ça n’a pas trop bonne réputation. Ça fait qu’elles se retirent chez leur grand’mère qui demeure près de la Sherman House, où elles s’engagent généralement. De plus, l’hiver, comme elles sont exposées à prendre du froid à aller de l’hôtel au logis de la grand’mère, je garde mes filles à la maison. Fletcher, le propriétaire, m’a dit: j’aime beaucoup à avoir vos filles pour servir à table; elles ne sont pas courailleuses comme il y en a. Mais j’aimerais à les garder tout l’hiver. Cela me dérange lorsqu’elles me quittent comme ça. Si elles ne reviennent pas bientôt, j’en engagerai d’autres pour l’été. Je lui ai répondu: Si mes filles veulent y aller, c’est bien, mais elles ont toujours leur place dans ma maison, et on n’est pas dans la misère. L’une d’elles est entrée au Sherman le 15 mars; je l’ai vue aujourd’hui, et je lui ai proposé de revenir à la maison. Elle m’a dit qu’elle préférait rester à l’hôtel.
Vous allez me trouver curieux, mais quel est votre nom ?
Forton, Pierre Forton. Ef, O, âr, tee, O, Emme.N’est-ce pas que ce type est intéressant. Cet Américain de la troisième génération qui est toujours Canayen – pas Français – et qui a conservé les naïvetés de langage de ses ancêtres et beaucoup de leurs traditions, comme la répulsion du travail en dehors du foyer. Le Canadien français a un type résistant de famille; c’est malheureux qu’il ne bâtisse rien par dessus.
Lorsque vous aurez lu cette machine, vous pourrez l’envoyer à l’oncle Sulte.
Votre fils affectueux, Léon
Les activités professionnelles de Gérin à titre de secrétaire particulier, bien qu’elles lui laissent peu de temps pour son travail agricole et sociologique, s’arriment avec son rêve, toujours présent à cette époque, de devenir un cultivateur- sociologue. Celles-ci entraînent notamment ses facultés d’écoute et d’observation, qualités nécessaires au travail de terrain. Sa correspondance personnelle nous renseigne très minimalement sur le contenu concret de sa tâche de secrétaire particulier, confidentialité obligée sans doute. En revanche, Gérin profite de la plupart de ses voyages, même lors de son séjour de formation agricole, pour faire des observations sur la diversité des populations rencontrées, sur leurs manières de parler, d’agir, etc.
En 1903, il obtient un poste de traducteur à la Chambre des communes à Ottawa et en 1917 il devient le chef de la traduction jusqu’à sa retraite en 1935. Son poste de traducteur lui permet de revenir plus souvent à la campagne, dès la fin de la session parlementaire, mais il aura moins d’occasions de se déplacer à l’extérieur du Québec et du Canada.
Nous reproduisons donc intégralement le journal de Gérin dans sa forme originale dactylographiée. Il présente un intérêt certain, car, au-delà du témoignage historique précieux sur le processus de colonisation de l’Ouest canadien, il constitue un bel exemple de l’apport du regard ethnographique pour comprendre plus finement la complexité empirique du réel. Nous avons ajouté des renseignements biographiques sur les personnes nommées dans son journal. La majorité de ceux-ci proviennent du Dictionnaire biographique du Canada, qui peut être consulté en ligne. Pour ne pas alourdir inutilement le journal, nous ne plaçons pas chaque fois les références complètes, sauf dans les cas où nous citons les auteurs. Nous n’avons fait que quelques changements dans la mise en forme (notamment dans les références) pour faciliter la lecture, mais d’aucune façon nous n’avons altéré le contenu même du journal.
Journal de voyage dans l’Ouest en 1893 par Léon Gérin9
Randonnées – Ottawa – Chicago – Manitoba – Nord-Ouest (Départ d’Ottawa le 3 octobre – Arrivée à Calgary le 23 octobre)
Chicago, le jeudi 5 octobre 1893
Nous avons quitté Ottawa à 10h25 a.m., le mardi 3 et nous sommes arrivés à Chicago le mercredi 4 à 3h00 (heure de Chicago), quatre ou cinq heures de retard.
La pauvre région de Sharbot Lake10, assise sur la formation géologique archéenne. La plate-forme de la voie est encastrée dans le roc vif sur une grande distance.
L’aspect de la contrée est infiniment meilleur aux environs de Peterboro situé à une assez grande distance vers l’ouest.
La partie la plus riche, que j’ai eu l’occasion d’observer au cours d’un voyage précédent (en mai), s’étend de Toronto à Windsor. Nous le traversons encore une fois au cours du voyage actuel, mais de nuit.
Arrivés dans les États-Unis, nous commençons par traverser l’[É]tat du Michigan. La campagne a beaucoup l’aspect de celle de l’ouest d’Ontario, mais le sol, à mesure qu’on avance vers l’ouest, paraît moins favorable à la culture. La culture principale paraît être celle du maïs. Nous traversons un coin de l’Ohio et le nord de l’Indiana, dont le sol me paraît aussi sablonneux. Ce caractère est de plus en plus marqué à mesure que nous avançons dans la direction de l’ouest; et lorsque nous coupons un coin de l’[É]tat d’Illinois, avant d’entrer dans Chicago, nous sommes sur le sable poudrant, stérile, qui borde le lac Michigan.
Chicago. Nous logeons au Jackson Park Hotel11, à deux pas du terrain de l’exposition. Nous avons quitté le train à la gare d’Englewood, tandis que les dames de notre compagnie se rendent au cœur de la grande ville pour y faire leur shopping.
À l’exposition de Chicago en 189312
Remarqué à l’Exposition: comme lors de notre première visite en mai, la multitude des petits pavillons particuliers. Dans le pavillon des manufactures et des arts libéraux, grand nombre des installations particulières d’exposants anglais et américains forment contraste avec les façades monumentales d’États européens, comme la France, l’Allemagne, la Russie, l’Autriche, la Belgique, etc., qui enveloppent en quelque sorte les étalages des expositions particulières de leurs nationaux, et particulièrement ceux de la France, dispersés et numérotés. Les produits artistiques français et italiens nous retiennent longtemps, nous passons beaucoup de temps à admirer leurs bronzes et leurs marbres.
Dissémination des Canadiens en Amérique-Nord13
M. Landry, sénateur, naguère député de Montmagny, m’informe que beaucoup de cultivateurs et autres de son comté viennent passer l’hiver dans le Michigan. Ils louent leurs services comme bûcherons aux marchands de bois de cet État. D’autres viennent y passer l’été pour travailler dans les briqueteries. Dufresne anglicisé: Dufrain (originaire de Montréal). Le père de mon cocher à Chicago a quitté le Canada au moment de son mariage. Tout le monde parle anglais dans la famille. Lui-même, âgé d’une trentaine d’années, parle assez bien le français, mais déjà l’anglais lui est plus familier. Depuis longtemps il n’a pas eu l’occasion de parler le français, autant qu’avec moi aujourd’hui. Leur affaire ne marche pas aussi bien qu’il le voudrait. Il s’attendait à
faire plus d’argentqu’il n’a fait avec l’Exposition.[Le vendredi] 6 octobre
Toujours la même constatation: les expositions d’objets d’art de la France, de l’Italie, de l’Autriche, etc., sont beaucoup plus attirantes que celles des produits fabriqués anglais ou américains, qui sont des produits d’utilité générale,
for the million, comme dit l’étiquette.Prépondérance incontestée des Américains et des Anglais dans les pavillons de l’électricité et des transports.
L’ordre qui règne partout dans cette foule, malgré l’absence ou rareté des agents de police.
La langue des Américains est pauvre lorsqu’il s’agit de critique d’art: the best, the greatest in the world, the best, the cheapest in the world, ou on record.
L’[É]tat d’Iowa, que nous traversons dans la direction du sud-est au nord-ouest, de Davenport à Northwood: incontestablement le meilleur pays agricole que nous avons pu observer depuis notre entrée aux États-Unis, à Détroit. Plaine légèrement ondulée à son extrémité est: à peu près plane vers le nord-ouest; reposant sur une terre noire très fertile: grandes propriétés, vastes champs, pourvus de spacieux bâtiments de ferme. Ici et là un grand verger. Habitation centrale, généralement isolée de toute autre. La principale culture paraît être le blé d’Inde, combinée avec l’élevage du bœuf, du cheval, du mouton. La culture du sorgho14 a été entreprise il y a trois ou quatre ans et se développe rapidement.
À mesure que nous avançons vers le nord, le Minnesota nous apparaît plus vallonneux et plus boisé. Moins de champs de blé d’Inde que dans l’Iowa et plus de champs de blé. Le pays, d’autre part, semble moins anciennement établi. Dans toute cette région, les villes n’existent pour ainsi dire pas, et les villages même sont clairsemés. Suivant M. Foster15, les [É]tats de l’Union américaine auraient pour politique de ne pas subventionner les chemins de fer, mais bien au contraire de leur imposer des taxes. C’est particulièrement le cas de l’Iowa et du Minnesota, qui tirent des compagnies de chemin de fer le gros de leurs revenus, surtout le Minnesota.
Le dimanche 8 octobre
Nous traversons la rivière Rouge, et nous pénétrons dans le Dakota-Nord, que nous parcourons suivant une ligne parallèle à la rivière Rouge, depuis Grand Forks jusqu’à Nèche. Habitations petites, isolées, peu de granges, nombre grandissant de
shanties16dont les couvertures sont surmontées d’un simple tuyau en guise de cheminée. À mesure que nous avançons vers le nord, les habitations sont meilleures ainsi que les granges: exploitations plus importantes; battage à la vapeur; absence remarquable de troupeaux; peu de moutons; pas de vaches, presque pas de chevaux. On ne fait ici que de la culture du grain; immenses étendues labourées et pas de clôtures. Manque de bois pour en faire ? Absence d’animaux ? Tout le monde adonné à la culture exclusive du blé ? Rappelle le contraste entre la Beauce et le Perche. Celle-ci pays de clôtures, tandis que la Beauce en est dépourvue. Multiplication des clôtures en fonction de la prise de possession du sol par la culture mixte, c’est-à-dire alliée à l’élevage et au nourrissage de troupeaux.Rencontres d’occasion:
Mme F… (ancienne institutrice ou zélatrice de tempérance, aujourd’hui femme d’un ministre du gouvernement fédéral) signale le contraste dans les intonations entre les deux groupes, l’un de langue anglaise, l’autre de langue française. Elle juge gracieuse la forme interrogative dont nous sommes coutumiers, en comparaison de la forme affirmative plus ou moins tranchante plus généralement d’usage par les gens de langue anglaise17.
(Aspect du pays limitrophe du Canada, 8 octobre 1893): Nèche, Gretna. Nèche du côté des É[tats]-U[nis], Gretna du côté du Canada. Nous venons de traverser la rivière Pembina (affluent de la Rouge). Elle nous surprend par son faible débit, comme la rivière Rouge nous avait surpris par sa petitesse relative lorsque nous l’avons aperçue en arrivant à Grand Forks (Dakota-Nord). Cette région du continent reçoit peu de pluie apparemment. Au reste la terre noire dont se compose surtout la couche arable étant très avide d’humidité mais aussi très rétentive, il n’en reste guère pour l’alimentation, la croissance de la plante.
Dissémination des Canadiens attestée par les noms français sur les cartes du Wisconsin, du Minnesota, du Dakota, de l’Iowa: lac des Roches (Dakota-Nord), Eau-Claire, Prairie-du-Chien (Wisconsin).
Le Manitoba nous présente l’aspect d’une grande plaine unie, comme le Dakota-Nord18. Dans le lointain, à notre entrée en Canada, nous apercevons les collines de Pembina. Tout ce pays ressemble beaucoup au Dakota-Nord, si ce n’est que les cultures paraissent moins étendues et que les troupeaux de bœufs se rencontrent ici en assez grand nombre, tandis qu’on n’en voyait pour ainsi dire pas dans le Dakota.
Nous descendons vers Winnipeg en suivant une ligne parallèle au cours de la rivière Rouge, à peu de distance de cette rivière. Nous observons en cours de route des habitations qui par leur apparence extérieure et leur peu d’éloignement les unes des autres nous rappellent les alignements des campagnes du Bas-Canada. Ces maisons sont basses, avec porte centrale et fenêtre de chaque côté et blanchies à la chaux. Plus loin, nous apercevons, dans la direction de la rivière Rouge, des rangs complets d’habitations plus ou moins rapprochées et, à peu de distance, le clocher d’une église: tout indique un groupement canadien-français. Je relève sur la carte à peu près en situation correspondante les noms de Sainte-Agathe et de Saint-Norbert. Une gare où nous stoppons un instant porte le nom de LaSalle. Nous croyons remarquer également que les cultivateurs riverains du chemin de fer labourent par planches à la manière des habitants d’en bas, par planches un peu plus larges toutefois que celles du pays laurentien, ce qui peut s’expliquer par la nature différente du terrain.
Arrivée à Winnipeg à 3 heures p.m., par une température plutôt froide: et comme c’est dimanche, les rues sont presque désertes. M.F… et les dames vont chez le lieutenant-gouverneur Schultz19; M. A[ngers ?]…, M. L[andry ?] … et moi, nous nous retirons au Leland20.
Pas de clôtures non plus dans cette partie du Manitoba, bien qu’elle paraisse habitée par des Canadiens français, qui, du moins à ce qu’il m’a paru, cultivent moins en grand que les gens du Dakota, et bien qu’il y ait des troupeaux ici. Est-ce la conséquence de la grande étendue du sol disponible ?
Winnipeg
Arrivé le dimanche 8, vers 4 heures. MM. Boyd21 et Rogers22 viennent saluer leurs amis du ministère, et dressent leur programme d’action future. Population de Winnipeg de 30 000 à 35 000. Beaucoup l’apparence d’une ville américaine: rues larges bien bâties, c[ô]tes élevées, des lots de ville. Croissance rapide de la population. La perspective mise sous les yeux des ministres par MM. Boyd et Rogers n’est pas très encourageante. À cause de la prolongation des chaleurs, la moyenne de la récolte du froment dans le Manitoba ne dépasse probablement pas 15 minots de l’acre23, moyenne très basse. L’année dernière, elle a été de 22 ou 23 minots. En outre, le prix du froment est tombé à 45 cents du minot. Boyd, député de Marquette aux Communes, est propriétaire exploitant au Manitoba d’une assez grande propriété. Il parle de 40 acres de terre nouvellement enclavés et de 30 bêtes à cornes qu’il a à vendre en ce moment. Se fondant sur les calculs d’un de ses amis ou voisins qui fait de la culture en grand et calcule de manière très serrée, la mise en culture de l’acre de terre reviendrait dans les conditions actuelles à $7,50, ce qui ne laisse aucun espoir de bénéfice pour le cultivateur. On conçoit que dans ces circonstances le cultivateur du Manitoba souffre vivement d’un état de choses qui à plusieurs égards milite contre son succès, comme le taux élevé de l’intérêt, qui est de 8 à 10 %, et les prix élevés fixés par les coalitions industrielles, les
combines, pour certains objets dont le cultivateur ne saurait se passer. La coalition des marchands de bois est particulièrement regrettable. Dans toutes les provinces, les territoires et la Colombie, ils [se] son[t] entendus pour ne vendre de bois aux détaillants locaux qu’à la condition de le revendre aux prix qu’ils fixeront eux-mêmes. Tout marchand local qui tente de se soustraire à cette exigence du producteur est exclu de l’association et n’en reçoit plus de bois.
Le lundi 9 octobre
Entrevues de diverses députations de marchands et de citoyens de Winnipeg avec les ministres. La Chambre de commerce de Winnipeg, composée surtout de libéraux. Cependant ses réclamations exprimées par la voix de son président, lui-même un libéral, sont modérées, convenables par la forme. Après-midi, visite de MM. Angers et Landry à Mgr Taché, archevêque de Saint-Boniface, qui n’est séparé de Winnipeg que par la rivière Rouge. Nulle comparaison à faire entre les deux centres. Saint-Boniface a l’aspect d’un gros village canadien, rien de plus. L’archevêque de Saint- Boniface est assez âgé et un peu infirme. Il a commencé par être missionnaire au Manitoba et il y a nombre d’années qu’il y réside. Il n’est guère partisan du go ahead; il signale avec complaisance l’échec des colons qui ont voulu aller d’allure trop vive, et met en regard les résultats obtenus par ceux qui se sont montrés plus modestes. Il préconise l’emploi des bœufs de labour de préférence à celui des chevaux… L’évêque apparemment se tient sur la réserve; sa conversation ne sort pas des généralités24.
Réception chez le lieutenant-gouverneur Schultz, où sont présents le juge et Mme Dubuc25, le sénateur Bernier26. Mme Dubuc me fait faire la connaissance avec son fils, âgé de vingt et un ans, qui fait sa cléricature ici en vue de la pratique du droit. Le sénateur Bernier, dont le fils est aussi étudiant en droit, me confie que cette profession n’offre pas ici de brillantes perspectives d’avenir.
Après le dîner, les ministres reçoivent leurs amis à l’hôtel. M. Burke, porteur d’un nom irlandais, mais en réalité un Canadien de langue française, va jusqu’à conseiller à M. Angers d’empêcher le gouvernement d’intervenir dans l’imbroglio des écoles à Ottawa.
Burke, qui est catholique et effectivement Canadien français, originaire de Trois-Saumons, comté de L’Islet, bien qu’établi au Manitoba depuis nombre d’années, expose nombre de griefs de la population manitobaine, outre les abus des coalitions (combines) dont Boyd nous a entretenus. Notamment les catholiques et les gens de langue française souffrent grièvement de l’application de la loi des écoles. Le gouvernement provincial, en établissant des écoles communes, est allé jusqu’à confisquer les propriétés des catholiques et s’est emparé de leurs anciennes écoles séparées, ce qui paraît exorbitant. Pourtant, M. Burke, en causant avec M. Angers, exprime l’avis qu’il y a lieu de faire en sorte que le gouvernement fédéral n’intervienne pas: autrement les Canadiens et les catholiques seront persécutés. Impossible de reconnaître de manière plus abjecte sa faiblesse et son impuissance. Rien ne montre mieux, semble-t-il, l’inanité de ces prétendues garanties dont on leurre les minorités et qui sont inscrites dans la Constitution. Les intéressés eux-mêmes s’empressent d’engager leurs défenseurs dans le ministère de ne pas entraver la majorité d’abuser de sa force à leur détriment.
Le soir, assemblée politique au Skating Rink. Salle froide, mal close, sans plancher, sans sièges, où les auditeurs sont réduits à tenir debout sur un sol mou, détrempé. Peu de monde; la salle n’est pas à moitié remplie; réunion qu’on jugerait digne tout au plus d’un petit centre de pleine campagne. L’organisation a été défectueuse, m’assure-t-on; on a négligé l’affichage annonçant le lieu et la date de l’assemblée. M. A[ngers ?] signale le contraste entre cette assemblée où rien ne paraît avoir été prévu ni organisé, où tous, tant auditeurs que porte-parole, se sentent mal à l’aise, et les assemblées où il a assisté dans l’Ontario où rien ne clochait sous ce rapport. Boire, caissier de la banque d’Hochelaga, à Winnipeg, et dont j’ai fait la connaissance dans le cours de la soirée, me parle de la position d’infériorité des Canadiens et du
fanatismede la population anglaise. À l’entendre, leur sentiment à l’égard des nôtres n’est pas tant de la haine que du mépris. Ils comptent les C[anadiens ?]… pour rien. Boire, qui est banquier, et en cette qualité parle en connaissance de cause, me confesse que la situation financière des nôtres n’est pas brillante ici. Il ne s’en trouve pas plus de cinq ou six dont la fortune est cotée à 10 000 piastres. – Avec quoi votre banque trouve-t-elle à faire des affaires alors ? Car vous m’avez déclaré que votre commerce prospérait. –Nous faisons affaires principalement avec les Anglais, me répond-il. C’est sur eux que nous comptons.Je reprends:Mais ces fanatiques ne répugnent-ils pas à encourager des banques canadiennes ?–En affaires, rétorque mon banquier, ils laissent tout fanatisme de côté: ils vont où leur intérêt les pousse.B[…] [dit ?] que le sénateur B[ernier] vit de son indemnité de sénateur. Avocat qui n’exerce pas et propriétaire d’une terre qu’il exploite à Saint-Boniface. M. Lar[ivière]27, député de Provencher et qui aspire au poste de lieutenant-gouverneur en remplacement de M. Schultz, n’est pas plus riche; la politique est pour lui un moyen d’existence, sauf la rédaction du journal Le Manitoba, dont il a eu la direction depuis nombre d’années, ce qui s’allie fort bien avec l’occupation politique.
Le mercredi 11 octobre
Nous commençons une grande tournée dans le Manitoba
Sud . Nous refaisons en sens inverse la route suivie ces jours derniers en chemin de fer, pour venir de la frontière à Winnipeg. Seulement, à partir de Rosenfeld, nous nous dirigeons vers l’ouest en suivant une ligne presque parallèle à la frontière Canada–États-Unis dont elle n’est éloignée que d’une quinzaine de milles. Entre Winnipeg et Morris, j’observe une gare de chemin de fer qui porte le nom de LaSalle; à côté s’élève une jolie chapelle catholique de construction récente, et on y aperçoit les commencements d’un village, avec des maisons fort proprettes. On me dit que LaSalle est sur l’emplacement d’une colonie de Canadiens français qui s’échelonne sur le cours de la petite rivière La Salle, habitée par des Canadiens français depuis nombre d’années et se reliant aux paroisses de Saint-Norbert et de Saint-Agathe (le long de la rivière Rouge). Un Canadien français du nom de Mercier, originaire de Mégantic, marchand de bois et disposant de quelques capitaux est venu ici il y a deux ou trois ans, y a dépensé quelque $35 000 piastres en frais d’établissement, puis s’est éclipsé après avoir renoncé à son entreprise et vendu ses propriétés à sacrifice; perte d’à peu près sept mille dollars.Les Mennonites
Dans la région de Morris où la voie ferrée commence à décrire une courbe dans la direction de l’ouest, nous trouvons les établissements mennonites bordant la zone ferroviaire. Ces colons sont originaires de la Russie méridionale28. Leur religion est un mélange de luthéranisme et de quakerisme. Communautaires bien caractérisés, ils vivent groupés en villages; les bestiaux pâturent ensemble dans un pâturage communal sous la garde d’un berger communal. Ils s’adonnent à la culture, mais de manière plutôt routinière, sans, par exemple, en matière d’élevage, attacher la moindre importance au maintien de la pureté de la race. Depuis leur arrivée au Manitoba, ils se sont endettés lourdement et se tirent difficilement d’affaire: s’acquittent difficilement des engagements contractés envers les sociétés de prêts de l’Est. Ils restent étroitement groupés, sans se mêler au reste des habitants. Bien que la plupart vivent groupés en villages, on les trouve à l’occasion vivant isolément. On peut facilement alors se méprendre et se croire en présence d’une habitation rurale du Canada français de l’ancien temps (cube rectangulaire long et bas). Ceci nous frappe particulièrement en présence des habitations mennonites dans le comté de Rhineland et le comté voisin. Ce qui caractérise nettement le village mennonite, c’est cette juxtaposition de maisons basses, longues, blanches, toutes sur le même modèle.
Nous en sommes d’autant plus frappés que, à peine avons-nous quitté le dernier village mennonite, nous pénétrons dans une région du Manitoba qui est entièrement anglaise, les colons étant tous à provenance de régions de l’Ontario à population anglaise. Aussitôt nous y voyons apparaître un genre de construction de style plus dégagé, souvent à deux étages, entourée de ses bâtiments d’exploitation, dont pourtant elle reste détachée. Nous mettons pied à terre à Morden, petite ville, centre d’un district agricole très florissant. Le contraste est marqué: nous apercevons maintenant de grandes fermes, des troupeaux nombreux de bestiaux qu’on me dit de 100 têtes appartenant au même individu. Les fermes ont ici en moyenne 320 acres [environ 1,29 km²]; on considère insuffisant le lopin réglementaire de 160 acres.
Les Écossais
À Winnipeg, MM. A.W. Ross29, député du comté de Lisgar à la Chambre des communes, et Scarth30, agent d’une compagnie des terres, aspirants l’un et l’autre au poste de lieutenant-gouverneur du Manitoba, se joignent à nous et nous accompagnent dans notre tournée du Manitoba-Sud. Ils sont l’un et l’autre Écossais et notre conversation, qui roule une bonne partie du temps sur le type de l’Écossais, en est rendue d’autant plus intéressante. Confirmation de ce que je savais déjà d’autre source: le Lowlander plus économe, plus calculateur, meilleur cultivateur que le Highlander: celui-ci plus fier, plus gamme de guerre. Le Lowlander, plutôt d’ascendance saxonne; le Highlander, d’ascendance celtique. Le Highlander s’est distingué surtout dans l’armée, par son attachement à son chef de clan et à la dynastie des Stuarts, dont se sont de bonne heure détachés les Lowlanders. M. Ross se rattache par son père aux Highlanders, par sa mère aux Lowlanders: il en parle donc avec impartialité et en connaissance de cause.
Un des contrastes les plus marqués que présentent ces deux types d’Écossais, est celui que présente le caractère impressionnable, parfois irritable du Highlander, en comparaison du calme, du flegme même du Lowlander. Ross se souvient que, dans sa jeunesse, revenant de l’école ou de voyage, il était l’objet de grandes démonstrations de la part de sa tante du côté paternel (highlander). Elle lui donnait force baisers, elle versait des larmes d’attendrissement; tandis que sa tante du côté maternel (lowlander) gardait un extérieur froid, lui donnait la main, sans lui donner de baiser, se bornant à lui demander des nouvelles de lui-même et de sa famille. Pourtant, il est convaincu que celle-ci l’aimait autant que celle d’origine highlander. L’attachement était égal des deux côtés: seule la manière d’exprimer ses sentiments était différente. Il résumait son sentiment dans ces paroles:
The Lowlander never makes a fuss about anything.C’est tout le contraire qu’il faudrait dire du Highlander. Le Lowlander a beaucoup le tempérament de l’Anglais, son esprit pratique et entreprenant; le Highlander a beaucoup le tempérament français, sa sociabilité, sa manière agréable, son esprit prime-sautier, enthousiaste. Chez les Highlanders, solidarité, rapports étroits entre le chef de clan et ses membres. Au contraire, chez les Lowlanders, indépendance, relâchement des liens entre classe supérieure et ses subordonnés. Highlanders: communautaires. Lowlanders: particularistes ( ?).Bon exemplaire du type highlander: sir John Macdonald. Ancêtres highlanders tant du côté paternel que du côté maternel. Son esprit celtique, sa manière insinuante, sa diplomatie, son habileté politique31. Les chefs de bande écossais qui ont exploré notre Nord-Ouest et l’ont exploité pour le compte des compagnies privilégiées ou autres concessionnaires, les Selkirk, etc., McKenzie, Fraser, etc., paraissent se rattacher au même type fondamental, avec des variantes qu’il serait intéressant de mettre en lumière. D’autre part, si j’ai bien compris mes informateurs, le Highlander serait religieux au fond de l’âme, ferme tenant de la croyance à un être suprême et bienfaisant; tandis qu’il arrive au Lowlander de se laisser aller à l’irréligion, à l’athéisme.
Enfin, le Highlander, avec son tempérament expansif et facile à émouvoir, se rattache au type irlandais, qui n’en diffère que par la désorganisation sociale plus avancée de ses institutions sociales.
Bien que de nos jours le clan écossais soit désorganisé, sa désorganisation est moins ancienne et moins complète que celle du clan irlandais, dont le principal et dernier soutien est pour ainsi dire le clergé catholique.
Par suite de la complète désorganisation des anciens clans irlandais, l’Irlandais, que son ancienne formation porte à se chercher de tous côtés des alliés, est porté, d’autre part, à délaisser fréquemment ses alliés du moment pour former de nouvelles alliances, au gré des intérêts du moment. À ce point de vue, on peut moins compter sur lui que sur le particulariste du type anglais ou lowlander, ou même que sur le type highlander, moins désorganisé, dès lors moins vacillant, plus constant dans ses amitiés. (Vérifier).
M. Scarth me signale l’existence dans une région du Manitoba de quatre ou cinq nationalités colonisant côte à côte: Islandais, Hongrois, Danois, Suédois. Les Islandais et les Crofters (variété du type highlander) plutôt pêcheurs que cultivateurs, ce qui rend leur succès problématique dans un pays voué à l’agriculture. L’insuccès des Crofters32, venus à Saltcoasts et autres endroits du Manitoba, est irrémédiable. Le gouvernement impérial, aux frais de qui ils ont été transportés ici, en a assez, paraît-il, de cet essai de colonisation administrative.
Les Suédois commencent souvent par se livrer à des travaux de terrassement sur les voies ferrées, en même temps que les Italiens. Les Suédois s’entendent surtout au travail de la terre, et les Italiens au travail [de] concassage de la pierre. Les Suédois finissent par se fixer au sol et se font cultivateurs. Les Danois, en général, se mettent directement à la culture et y réussissent à merveille. Quant aux Hongrois, ils réussissent bien aussi, car, bien que moins cultivateurs que certains autres émigrants du nord de l’Europe, ils finissent par se fixer au sol, et ils sont remarquables par la variété des industries qu’ils exercent accessoirement. En Pennsylvanie, ils ont travaillé dans les mines et ces petites industries les mettent à même de se tirer plus facilement d’affaire au début.
Vérifier l’exactitude de ces indications. Les industries accessoires me paraissent un caractère distinctif des populations communautaires en voie de développement.
Les mercredi 11, jeudi 12 et vendredi 13 octobre 1893
Pendant ces trois jours, nous avons circulé sur la ligne de chemin de fer qui dessert le Manitoba-Sud parallèlement à la frontière et à une plus faible distance de celle-ci. Nous avons parcouru le pays de l’est à l’ouest et vice versa, allant et revenant de Morden à Melita. Voici dans quel ordre nous l’avons visité. Dans chaque direction, le train-voyageur ne circule que tous les deux jours. Pour éviter les arrêts inutiles en cours de route, nous avons commencé par nous porter à l’extrémité ouest de la ligne desservant vers le sud. Pour revenir sur nos pas le lendemain matin et nous rendre tout d’un trait à l’autre extrémité de la ligne vers l’est; et ainsi de suite pendant trois jours. De cette manière nous avons stationné successivement: À Boissevain, le mercredi 11; à Crystal City et Manitou, le jeudi 12; à Cartwright et Melita, le vendredi 13.
À chacun de ces endroits, nous avons rencontré des députations de cultivateurs, prêté l’oreille à l’exposé de leurs griefs ou doléances, pris connaissance de leur tableau de la situation. Je résume ci-après ce que nous avons appris de la bouche des habitants et exploitants du pays. La campagne est belle et bien bâtie. Les terres ont une superficie moyenne de 320 acres [1,29 km²]: sur chaque terre, une maison grande, de forme élégante généralement, mise en peinture et d’aspect agréable; dépendances à l’avenant. Certaines propriétés sont clôturées et sur quelques-unes nous apercevons des troupeaux, du bétail, une centaine de vaches sur une terre d’un seul tenant, dès lors probablement propriété d’un seul exploitant. Ce pays est nettement anglais, peuplé pour la plus grande partie par ces colons de langue anglaise, venus d’Angleterre ou des lowlands d’Écosse, originaires de notre province d’Ontario, avec ou sans capitaux, mais tous fruit d’une sélection qui s’est plus ou moins lentement opérée au sein de leur groupe. Aussi y relève-t-on nombre d’individus remarquables par leur initiative et leur discernement. Ils se livrent à la culture, non pas vivrière, mais industrielle et commerciale. C’est-à-dire qu’ils s’organisent non pas simplement en vue de vivre ou vivoter, mais en vue de
faire de l’argent, de s’enrichir. À cet égard, ils diffèrent des colons de type plus ou moins communautaire qu’on observe sur d’autres points: mennonites, métis, ou même canadiens-français. Ceux-ci sont satisfaits la plupart du temps s’ils arrivent à joindre les deux bouts. Ils ne se spécialisent pas dans un genre de culture.Dans le Manitoba-Sud, le cultivateur s’est spécialisé dans la culture du blé, à laquelle quelques-uns ont ajouté l’élevage des bêtes à cornes. Ils sont venus s’établir au Manitoba sans esprit de retour, mais bien résolus d’y faire rapidement fortune. Le Manitoba n’est qu’une immense plaine herbue; sa surface générale unie est dépourvue de végétation forestière, sauf par endroits quelques arbustes ou broussailles, tout au plus ici et là un arbre rabougri. Mais, sur la plus grande partie de cette immense pénéplaine, on n’observe guère qu’une végétation herbacée.
Les colons du Manitoba n’ont eu à l’origine presque rien à débourser pour devenir propriétaires d’un lopin de terre au Manitoba. Sous le régime de la loi du homestead, on leur concédait gratuitement, ou à de très faciles conditions, 160 acres [0,65 km²], avec droit de préemption sur 160 acres du lopin voisin, à brève échéance. Mais, sur ce lopin, le concessionnaire a dû se construire une maison d’habitation, une grange, et cela lui a imposé une lourde dépense dans ce pays dépourvu de bois, qu’il faut faire venir de très loin; il lui a fallu en outre engager ses fonds ou s’endetter pour l’achat d’instruments agricoles, de machines agricoles, d’outillage de ferme. Le fermier anglais du Manitoba ne saurait se passer d’une charrue sulky (à siège); pour actionner chaque charrue, il lui faut au moins deux chevaux (trois, si la charrue est un bissoc33).
Il lui faut des herses en nombre proportionnel, ainsi que des semoirs mécaniques, des moissonneuses ou moissonneuses-lieuses. Comme le bois coûte cher sur place, il fait rarement les frais d’un hangar pour tenir ses machines agricoles à l’abri du mauvais temps: leur durée est écourtée, elles sont rapidement hors de service. Dans ces conditions, une moissonneuse du prix de $140 dure rarement plus de trois ans, tandis qu’à l’abri elle durerait dix ou douze. ( ?)
Les battages se font dans le champ, à la vapeur. Ce ne sont pas tous les cultivateurs qui ont les moyens de faire l’achat d’une de ces batteuses mécaniques à vapeur, qui coûtent de $1 900 à $2 000. Ceux qui ont fait l’acquisition d’une telle machine, à part de battre leur propre grain, vont moyennant finance battre chez leurs voisins qui réquisitionnent leurs services. Il faut treize hommes pour mettre en action une de ces batteuses à vapeur.
Lorsque le farmer de l’Ouest juge avantageux de faire de l’élevage, il s’y applique sérieusement et en fait une spécialité. Il lui faut des bestiaux de race pure. À l’exposition de Cartwright, nous avons vu des vaches Durham qu’on gardait pour la reproduction et dont le prix courant était de $200. À la culture du blé et à l’élevage du bœuf durham se borne l’activité de ces exploitants qui se procurent à prix d’argent leurs hardes et jusqu’au beurre et aux œufs pour la consommation domestique.
Cette année, la récolte du blé a été peu abondante, le rendement très inégal. De Morden à Melita, distance de 140 ou 150 milles, plus on s’avance vers l’ouest plus la récolte est chétive, non pas que le sol soit beaucoup plus pauvre, mais simplement parce que l’extrémité ouest a subi beaucoup plus fortement l’influence funeste d’un vent desséchant qui en trente-six heures a détruit, brûlé une récolte jusque-là promettante. Ainsi, tandis qu’à Morden on estime que le blé a donné en moyenne 25 minots à l’acre, à Manitou, on ne compte que sur 18 ou 20; à Cartwright, 15; à Boissevain, 10; à Melita, 8; et on nous assure que plus loin vers l’ouest la moyenne du rendement tombe à 2 minots de l’acre: c’est une perte totale. En outre, le prix du blé est tombé à 43 ou 45 cents du minot. Les frais de la mise et de la récolte du blé ont été fixés approximativement à $7.50 ou $8.00 de l’acre; on voit donc que la marge des bénéfices est bien faible, au prix actuel du blé.
La moyenne du rendement du blé dans le Manitoba, cette année, est de 15 minots de l’acre, tandis que l’année dernière elle était d’à peu près 20 et le prix par minot était aussi plus élevé. Aussi bien il sévit une crise dans toute cette partie du pays, crise d’autant plus aiguë que la culture est plus spécialisée. En parcourant cette campagne, en faisant le bilan de ces exploitations de grande superficie, bien pourvues de constructions, de bâtiments d’exploitation, comme aussi de l’outillage nécessaire pour la prompte expérience de la besogne, il ne faut pas perdre de vue que tout cela s’est accompli prestement, dans l’espace de quelques années, et que les colons ainsi installés et outillés, en passe de se proclamer bourgeois, sont pour la plupart arrivés ici il n’y a pas bien des années sans capitaux et ont dû commencer par s’endetter fortement.
Dans ce pays où rien ne saurait se faire si ce n’est moyennant une lourde dépense, il faut, pour se réchapper, tout mettre dès le début sur un grand pied. On est venu ici plein d’espoir, plein de foi dans la vertu de l’initiative particulière, et sans hésiter, dès le début, on a fait grand.
Les villes
Cette première impression s’enfonce dans l’esprit, lorsque de la campagne on passe aux agglomérations urbaines. Le long de la voie ferrée qui relie Rosenfeld à Melita, j’ai compté vingt-quatre petits centres, dont Morden est la plus importante avec 2 000 habitants. Mais il ne faut pas juger de l’importance de ces petits centres urbains par le chiffre assez modeste de leur population. Leur établissement est de date récente: il y a dix ans la plupart n’existaient même pas. Aujourd’hui, chacun d’eux compte au moins un grand élévateur à grain, et leur nombre s’élève parfois à quatre, complétés dans beaucoup de cas par un moulin à farine. Ajoutez à cela plusieurs hôtelleries, plusieurs magasins ou boutiques, plusieurs ateliers industriels et des églises.
Morden possède une filature et deux fonderies. Ne pas oublier le town hall, l’hôtel municipal et les salles de réunion où la population accourt périodiquement pour divers objets, au son de la fanfare, etc.
Boissevain
Nommé, si je ne me trompe pas, d’après un des principaux actionnaires ou fondateurs de la compagnie de chemin de fer (du Pacifique ?)34 – Séance dans une petite salle décorée du nom de McEown’s hall, où les cultivateurs ont demandé de soumettre leurs griefs relativement au régime tarifaire des produits agricoles. Nous sommes surpris du discernement, de l’intelligence que manifestent les porte-parole de cette classe agricole à l’égard des questions politiques, du moins de celles qui intéressent plus spécialement leur occupation. Par les questions qu’ils posent au ministre, par les objections qu’ils formulent, on se rend compte qu’ils sont parfaitement renseignés, qu’ils se tiennent au courant par la lecture des journaux, qu’ils suivent les débats parlementaires.
Leur ton, leur manière de s’exprimer manque parfois de vernis, trahit une certaine rudesse, une certaine hostilité parfois pour les hommes politiques du jour; leur franc-parler n’est pas toujours agréable, surtout lorsqu’on n’y a pas été accoutumé dans le milieu communautaire canadien. Ce sont bien ici des gens de l’Ouest, parfaitement au fait de leurs intérêts et soucieux uniquement de les faire prévaloir envers et contre tous. L’assemblée comprend des libéraux et des conservateurs, des gens franchement hostiles au Gouvernement, d’autres qui lui sont plutôt favorables; le ton varie en conséquence, mais leur clairvoyance et leur volonté de faire accepter leur point de vue n’en sont nullement diminuées. J’observe un bon nombre d’auditeurs qui se disent indépendants des partis politiques, soucieux seulement de faire prévaloir les intérêts de la classe agricole. Ce ne sont pas des gens qui se paient de mots ou d’échappatoires. Ils exigent une réponse directe à la question qu’ils posent. Leurs objections sont motivées parfois sur des considérations extraites des publications officielles, ou des débats de la Chambre des communes. L’association désignée Patrons of Industry a ici un bureau. Cette association est répandue dans tout le Canada. Dans le Manitoba, elle compte 5 000 membres, presque tous cultivateurs, farmers, qui se sont coalisés sans distinction de parti politique, en vue de la défense et de l’avancement de leurs propres intérêts, et cela non seulement dans le domaine politique, mais aussi dans le domaine économique, surtout dans le monde des affaires, du commerce et de l’industrie.
C’est ainsi que cette association d’intérêts communs a, l’an dernier, négocié, pour le compte de ses membres, l’achat d’une quantité de binder twine, de fil ou ficelle d’engerbage des gerbes, dont il se fait une grande consommation dans la région, et qu’elle s’est procuré[e] directement du fabricant, obtenant ainsi pour ses membres des conditions plus favorables. D’autre part, peu satisfaits [de la manière] dont les traitait l’exploitant de l’elevator de leur centre, les Patrons se sont construit un elevator pour leur propre usage; ils nettoient eux-mêmes leur grain. Ce centre compte trois ou quatre églises, l’une d’elles en pierre. Ce petit centre a aussi sa fanfare.
Crystal City
Nous ne passons ici qu’une heure ou deux dans la journée: ce n’est qu’un petit village: le qualificatif City est absolument de trop. Ce centre n’existe que depuis cinq ou six ans et compte déjà deux grands élévateurs à grain, à l’un desquels est attaché un moulin à farine. Il compte aussi une église ou deux, plusieurs boutiques, etc. Aujourd’hui c’est la tenue de la foire annuelle, bonne occasion pour que l’esprit organisateur de ses habitants se manifeste. Dans les moindres localités de l’Ouest, on paraît ne manquer de rien; on y trouve de tout, comme dans les grands centres; et la raison en est que sur tous les points il se trouve des hommes d’initiative pour répondre à tout, combler toutes les lacunes. C’est ici que demeure l’honorable Thomas Greenway35, chef du gouvernement libéral de la province. Il vient rendre visite aux ministres conservateurs du gouvernement d’Ottawa, installés dans le wagon officiel.
C’est un simple farmer; il en a l’extérieur et l’encolure. Il exploite ici une assez grande ferme. Il garde soixante-quinze têtes de bétail sur sa propriété. Propriétaire d’un des élévateurs bordant la voie ferrée ainsi que du moulin à farine attenant. Son fils est télégraphiste à la gare.
Manitou
Nous passons la soirée ici et nous y rencontrons les cultivateurs en séance, comme à Boissevain. La facilité avec laquelle les gens s’expriment en public me paraît remarquable. De tous les points de la salle, à un moment donné, nous parviennent des interpellations; à tout instant quelqu’un se lève et entame une discussion en termes convenables, de bonne tournure et avec un riche fond d’idées pratiques. La séance terminée, on conduit les ministres pour le dîner à l’hôtel.
Cartwright
Nous stationnons ici deux ou trois heures dans la journée. Ici encore il y a une exposition en cours. Ce centre a à peu près l’importance de celui de Boissevain et l’exposition y paraît fort bien organisée. Notamment, on a enclos un grand terrain pour y exposer les bestiaux. Je rencontre ici un cultivateur qui possède une centaine de bœufs. Il a aussi pour la reproduction des vaches pour lesquelles on lui offre $200, prix qu’il juge insuffisant. Tout veau ou génisse de sa vache lui rapporte une centaine de dollars. Il est très satisfait de la marche des affaires. J’ai fait ici la connaissance d’un colon irlandais originaire de l’Ulster. Avant de venir s’établir ici, il était instituteur dans les environs d’Ottawa. Il a émigré au Manitoba et a pris concession en homestead après avoir enseigné quelque temps ici. Son salaire d’instituteur était de $480; en Ontario, il ne touchait que de $350 à $380. Après avoir obtenu sa concession en homestead, il lui a fallu en acquérir le titre en pleine propriété par une résidence de trois ans, pendant lesquels il n’a pu enseigner. Il s’est vu forcé de se remettre à enseigner pour se procurer des fonds. Il estime donc que son homestead lui est revenu assez cher. Je constate qu’il a l’esprit des affaires, car il m’apprend qu’il avait d’abord voulu négocier l’achat d’un des élévateurs à grains de Cartwright. Mais son offre n’étant que de $2 400, son concurrent, qui avait offert $300 de plus que lui, a obtenu la préférence. (L’élévateur avait coûté beaucoup plus que cette somme.)
On nous fait faire ici la connaissance d’un métis franco-canadien, légèrement pris de boisson. On m’informe que c’est un brave homme, établi sur une terre; mais, comme tous ses congénères, médiocre cultivateur, préférant beaucoup la chasse et la course au travail de la terre. Le nom de Cartwright que porte cette localité lui vient de sir Richard Cartwright36, ancien ministre des [F]inances, aujourd’hui un des chefs de l’opposition libérale aux Communes et qui, il y a quelques années, a fait l’acquisition de grandes étendues de terre dans cette région, en même temps que certains de ses amis politiques.
Melita
Passé la soirée ici: séance comme à Boissevain et à Manitou. Grand nombre de cultivateurs qui sont parfaitement en mesure de s’exprimer. D’autre part, j’observe ici la présence de quelques cranks ou toqués, que maints auditeurs, surtout d’entre les jeunes, s’amusent à faire parler. Parmi les assistants, plusieurs ont l’esprit prime-sautier; rien ne leur échappe, et la moindre inadvertance de l’orateur est soulignée, au grand amusement de tous. On ne montre pas plus d’égards pour le ministre que pour les autres. Le moindre quiproquo provoque des éclats de rire.
Partout le long de la route, le trait caractéristique du paysage, c’est l’élévateur à grain. Chaque ville ou station en possède un certain nombre, de 1 à 5; ce sont des construction[s] en bois, peinte[s] généralement en brun, très hautes et de forme très peu élégante. Leur fin principale est de nettoyer, remiser et charger le blé dans les wagons de chemin de fer. Tout l’intérieur de l’édifice est occupé par de grandes boîtes destinées à recevoir le grain des farmers, de conduits qui conduisent le grain de l’élévateur, lequel à son tour le fait passer par des cribles et, par le moyen d’autres tuyaux, le déverse par des wagons de chemin de fer.
Deux grandes maisons ont des élévateurs dans le Manitoba: la compagnie Lake of the Woods Milling Co., qui opère en combinaison avec la compagnie du Canadien Pacifique, et la maison Ogilvie, la grande meunerie, celle-ci forme le plus grand établissement de l’Amérique. Ses élévateurs et ses moulins à farine couvrent tout le Manitoba et le Nord-Ouest, outre ceux qui s’y rattachent dans les autres provinces, dans l’Ontario et à Montréal. En outre, nombre de particuliers ont des élévateurs ici et là, mais aucun en aussi grand nombre que ces deux maisons.
Brandon – Les samedi 14 et dimanche 15 octobre
De Melita nous nous dirigeons vers le nord. Nous passons quelque temps dans un petit centre du nom de Souris, et nous arrivons à Brandon, ville plus importante du Manitoba après Winnipeg.
Nous visitons la station agronomique expérimentale du gouvernement à Brandon, très bien installée et placée sous la direction de M. Bedford37. Beaux animaux de race dans les étables. Les constructions occupent une éminence qui domine la ferme vers le nord.
Ici plus que partout ailleurs au Manitoba, je suis amené à faire cette constatation que la pensée directrice de tout ce pays de colonisation nouvelle est de tout faire sur une grande échelle. Brandon n’existe que depuis 1881, aujourd’hui il compte quatre ou cinq mille habitants. Au début son ambition ne connaissait pas de bornes; et, bien qu’elle en soit revenue quelque peu, elle reste encore très grande. Nous allons visiter la ferme expérimentale qui est située sur la rive opposée de la rivière Assiniboine, à un mille et demi de la ville. J’apprends avec surprise qu’elle se trouvait tout entière comprise dans les limites projetées de la ville, et on me dit que la ville s’étend sur les campagnes environnantes presque à perte de vue.
Les rues de la ville sont larges. Il ne faudrait pas comparer ce centre avec un village ou une ville de la province de Québec ayant un chiffre correspondant de population. Ce n’est pas le genre village, mais bien le genre ville, ou town. Rues larges, grands édifices. Les boutiques sont toutes spécialisées: peu ou point de general stores. Grand hôtel de ville, town hall. Salle de théâtre dans le genre urbain, banques, pharmacies, librairies, où sont offertes en vente notamment des vues des principaux édifices de Brandon. Nous retrouvons ici des Patrons of Industry, et aussi des représentants du Farmer’s Institute, autre grande association d’intérêts communs établie par les cultivateurs et dirigée par eux. Le soir, assemblée politique où les ministres adressent la parole.
Le dimanche 15 octobre, nous partons pour Portage la Prairie. Ce centre situé au croisement de deux ou trois lignes de chemins de fer, et qui renferme quelque 4.000 habitants, ressemble beaucoup à Brandon: croissance rapide, grande superficie, rues larges, constructions importantes, spécialisation des industries, du commerce et des professions: trois ou quatre élévateurs, forges, hôtels, écuries d’élevage, pharmacien et libraires. Pas de general stores à proprement parler, stalles de bouchers, établissement de Massey Harris, banques, agents de prêts, d’assurances, bureaux d’avocats, belles églises. Ce n’est pas comme dans le village du type communautaire un[e] agglomération de cultivateurs, ou, dans le type plus complexe, de journaliers, de petits artisans ou commerçants et de rentiers. C’est plutôt une agglomération de spécialistes et d’hommes d’affaires, entreprenants et avisés.
C’est à Portage la Prairie ou à Brandon que j’ai vu dans la vitrine un livret des vues de la ville, comme on voit parfois pour les villes de notable importance. J’y observe aussi le bureau d’un journal. Il est la propriété d’un nommé Pratt38, jeune Anglais établi dans le voisinage de la ville, où il se livre à la culture. La rivière Assiniboine passe ici.
Le lundi 16. Par la ligne du chemin de fer Manitoba & North Western Railway Co., nous prenons la direction du nord-ouest, à destination de Minnedosa, petit centre du Manitoba Nord. C’est là que nous nous éveillons le lundi matin. Nous quittons Minnedosa et nous refaisons la route franchie durant la nuit, pour descendre à Neepewa, petit centre de 1000 à 1200 habitants. Il présente les mêmes caractères que les centres précédents, bien que de plus en plus petit: grande étendue, larges rues, constructions importantes, élévateurs, town hall, églises; gens intelligents et pleins de confiance dans l’avenir. Nous reprenons le train qui nous ramène à Portage la Prairie pour 5h. du soir. Après dîner, séance publique, où les ministres prennent la parole, après avoir prêté l’oreille aux réclamations des Patrons of Industry et des Farmers’ Institute, ainsi qu’aux demandes du Board of Trade de Portage la Prairie.
Le pays vers Minnedosa est plus accidenté qu’aux environs de Portage la Prairie, où la surface est absolument plane et où il ne pousse qu’à l’état de nature que de l’herbe. Son nom lui vient des voyageurs canadiens-français. Naguère on portageai[t] de ce point de la rivière Assiniboine au lac Manitoba. Le trail ou sentier primitif est encore visible. Dans toutes les directions, du côté de Winnipeg, de Carberry, au nord et au sud, s’étend une vaste plaine ininterrompue rayonnant autour de Portage la Prairie. Du côté de Brandon, le pays est un peu plus accidenté: comme dans le Manitoba Sud, il y a une chaînette de collines au nord.
Le pays de Minnedosa est lui aussi ondulé; de plus on y voit plus de broussailles et d’arbustes, et même ici et là des arbres de petite taille, surtout bouleaux et érables. Vers le nord, on aperçoit une longue chaîne de petites collines: on se croirait presque dans certaines parties du Canada oriental; mais ces arbres sont petits, je l’ai dit, et restreints à quelques espèces.
En ce qui regarde la population, le pays de Minnedosa et celui du Portage paraissent bien habités et bien bâtis, surtout aux environs de ce dernier centre. Dans toutes les directions, on aperçoit de grandes fermes portant de spacieux bâtiments, constructions spacieuses et à l’occasion élégantes, notamment des résidences en briques avec granges en bois peint ou en revêtement de planches à déclin (clapboards).
Entre Minnedosa et Portage la Prairie on nous signale, à Westbourne, l’établissement du sénateur Sandford39, marchand d’Hamilton (Ont.) qu’on nous dit plusieurs fois millionnaire et propriétaire ici d’une vaste étendue de terrain sur laquelle il a fait des dépenses considérables, sous forme de frais de drainage et de construction, et qui a réuni ici un troupeau de bêtes de choix. On voit se produire ici le type nettement caractérisé du domaine moyen ou grand (300 ou 400 acres) à habitation centrale.
À Brandon, j’aperçois à quelque distance de la station agronomique, ou Ferme expérimentale du Gouvernement, une grange qui est tout aussi grande et aussi belle que celle en construction sur la ferme de l’État: à deux étages, l’un (celui de la fondation) en pierre, l’autre en bois, construction mise en peinture et de belle apparence. On m’informe qu’elle est la propriété d’un simple particulier du nom de Smith40, très riche, propriétaire dans le Manitoba d’au moins deux grandes fermes, où il élève des bestiaux de race.
Dans le Manitoba-Sud, on nous a signalé des cultivateurs qui ont en culture 1 000 acres de blé. Certaines des petites agglomérations dont j’ai parlé sont pourvues d’un système d’éclairage à l’électricité et ont en outre le téléphone à leur service. Un autre fait assez significatif de l’état social de cette population: on n’y fait pas usage de monnaie de billon; no coppers41. Le prix minimum d’un objet quelconque, d’un journal même, c’est la pièce d’argent de 5 c[ents].
Le mardi 17 octobre – Winnipeg et Saint-Boniface
Nous arrivons à Winnipeg vers 2h. pm. M. Foster nous quitte pour aller faire une assemblée à Stonewall vers le nord. M. Angers, le sénateur Landry et moi nous allons le soir faire une séance à Saint-Boniface. Ce centre de langue française nous présente un aspect des choses tout différent de ce que nous avons observé jusqu’ici. Plus ancien que Winnipeg, ce centre ne compte encore que 1800 habitants contre la population de 35 000 que compte déjà Winnipeg (1893)42. Saint-Boniface appartient au type du village du Bas-Canada, plutôt qu’au type du centre urbain de l’Ouest américain. Pauvrement bâti en comp[araison avec] Winnipeg. Les rues sont boueuses, mal entretenues. Les principales constructions sont le collège des jésuites et autres édifices religieux. Le commerce caractérisé par le type du magasin général. Les maisons espacées le long des diverses rues. Bref arrêt chez le sénateur Bernier avant la séance; chez le juge Dubuc, après la séance. C’est bien un milieu canadien-français campagnard. Nos compatriotes ici ne sont guère modifiés: ils sont restés groupés et leur formation traditionnelle ne s’est guère altérée. Chez le juge Dubuc, c’est un véritable souper auquel nous sommes conviés, et les traits distinctifs de nos nationaux s’y manifestent. Rien n’est plus frappant que la manière toute différente dont la soirée s’est passée à St-Boniface. La salle où l’on nous reçoit est bien moins spacieuse, moins élégante, moins confortable et convenable, bien que nous soyons dans l’hôtel de ville, que celles où nous avons été reçus à Portage la Prairie et à Brandon, par exemple.
Notamment, cette population canadienne-française n’a pas apparemment l’habitude de l’organisation et de la conduite d’assemblées délibérantes, talent qui était très en évidence chez les farmers de langue anglaise du Manitoba Sud et d’ailleurs, comme nous avons eu l’occasion de l’observer.
Ce sont les habitants de Saint-Boniface et des campagnes environnantes qui nous reçoivent, ils se rattachent à l’un ou l’autre des deux partis politiques. C’est le maire qui préside et en leur nom présente une adresse à M. Angers et à son ami, le sénateur Landry. Mais ce n’est pas lui qui agit en qualité de président de l’assemblée. Il ne paraît y avoir ni président ni secrétaire pour cette réunion. On n’en nomme pas. Le sénateur Bernier se borne à prendre la parole brièvement une ou deux fois pour présenter les orateurs à l’assemblée, et cela de la place qu’il occupe parmi les autres, sans que rien montre qu’il préside l’assemblée. L’auditoire écoute dans le plus religieux silence ce que M. Angers et M. Landry ont à leur dire.
Il ne se produit pas la moindre interruption, ce qui nous paraît singulier au sortir de notre tournée dans le Manitoba-Sud. Au reste, les questions de tarifs et d’affaires, qui intéressaient particulièrement les gens du Manitoba-Sud, n’ont pour les gens de Saint-Boniface qu’un intérêt bien secondaire apparemment. La seule question qui ait le don de les émouvoir pour le moment c’est le mode de règlement du conflit relatif au régime scolaire du Manitoba, celle de l’intervention ou de l’abstention des autorités du gouvernement fédéral dans le règlement final de cette question. À en juger par les apparences, nous avons bien ici devant nous une réunion de bons habitants de la province de Québec. Des cultivateurs de cette région ne sont pas comme ceux de la contrée de langue anglaise des spécialistes: ils font de la culture mixte; ils cultivent même le tabac pour les besoins de la famille. Je n’ai pas pu savoir de source autorisée s’ils ont conservé les industries du filage et du tissage de la laine et du lin. Il me reste l’impression qu’ils y ont renoncé. Si j’ai bonne mémoire, on me dit que les loups, les coyotes, qui étaient en grand nombre il y a quelques années encore, ont engagé les cultivateurs à renoncer à l’élevage du mouton43. Les terres des F[rench]-C[anadian] au Manitoba ont la même forme que celles de leurs nationaux de la province de Québec; ce que montre très nettement une carte que j’ai vue ce matin dans la vitrine d’un agent d’immeubles, carte qu’on m’a promis de m’envoyer à Ottawa (elle ne m’est jamais parvenue). Il a fallu faire un arpentage spécial à leur intention, les concessions se succédant en longues bandes à partir de la rivière.
Le mercredi 18
Nous quittons Winnipeg à destination de l’Ouest. Nous commençons par refaire en sens inverse une partie de la route parcourue. Nous dépassons Portage la Prairie et, vers 3 heures, nous arrivons à Carberry. Chemin faisant, nous avons pu admirer la campagne et la belle apparence de maint établissement agricole. Proche Carberry, M. Boyd nous signale l’établissement d’un jeune anglais qui possède une grande exploitation et fait de la culture sur un grand pied. C’est le fils d’un lord anglais. On m’informe qu’il se trouve dans le Manitoba plusieurs établissements de ce type (ne pas oublier la ferme de M. Lowe, notre sous-ministre au département de l’Agriculture44). Dans le voisinage de Morris, une station porte son nom: voici Lowe Farm, qui paraît être une grande exploitation: on y récolte des quantités considérables de blé: on y fait du labour à la vapeur…
J’insère ici quelques notes qui n’ont pas trouvé place ailleurs. On compte dans le Manitoba 1 441 milles de chemin de fer, soit un mille par 105 unités de population, ou encore 1 mille par 51 milles carrés de superficie du pays (eaux et terres).
Le Manitoba était autrefois le pays du bison ou buffalo. Il est aujourd’hui complètement disparu. Il ne s’en trouve qu’un troupeau dans le Manitoba: sur la ferme de sir Donald Smith45, si je ne me trompe, et qu’on regarde comme une relique. Une chasse abondante, que nous avons l’occasion d’observer cet automne, c’est celle de la prairie chicken ou meadow hen, de la famille de la perdrix46. De tous côtés des volées s’élèvent. Cet oiseau vole pesamment et il est très facile à tuer. On nous en sert à table tout le long du chemin. Aux termes de la loi du Manitoba, sa chasse n’est permise que du 15 septembre au 1er décembre. De plus cette chasse n’est permise qu’aux habitants du pays. Toutefois, il est permis à tout habitant d’amener avec lui à la chasse un étranger à titre d’hôte. À l’occasion, on accorde des permis de chasse valables pour trois jours à ces étrangers. Il est défendu de vendre ce gibier sous aucun prétexte. Nous avons aussi mangé des canards sauvages, dits canvas back, en anglais; milouin aux yeux rouges, en français47. Cette loi est très sage: elle empêche la destruction du gibier et en réserve la chasse aux habitants du pays, qui en tirent grand avantage. Aussi la poule des prairies loin de diminuer augmente-t-elle en nombre.
Ce matin (19 octobre), M. Angers et M. Landry, en compagnie du jeune Alleyn48, autrefois de Québec, et de M. Foster avec d’autres amis, sont allés de grand matin à la chasse. Ce jeune Alleyn a ici une terre de 480 acres, qu’il exploite en société avec un ami. C’est un fils du feu juge Alleyn, de Québec. Il était commis de banque à Carberry, lorsqu’il a décidé de devenir propriétaire. Il a payé son lopin $5 300 il y a deux ou trois ans. Il y garde 54 têtes de bétail pour le moment. M. Angers est allé lui rendre visite hier.
M. N. Boyd, qui nous accompagne en ce moment, réside à Carberry. C’est un jeune homme, âgé de trente-cinq à trente-six ans. Il était constructeur de chemin de fer; il s’est fixé dans le pays. Il a loué du gouvernement pour l’espace de vingt ans, avec privilège d’achat à $2 de l’acre, toute une section de superficie d’environ 23 000 acres. Il y garde un grand nombre de bestiaux. À un moment, son troupeau comprenait sept ou huit cents moutons; mais les ravages des coyotes l’ont forcé à renoncer à cet élevage. Il y garde encore 300 ou 400 vaches et 100 chevaux; 70 ou 80 porcs.
La petite ville de Carberry n’a pas encore douze ans d’existence et elle compte environ 1 200 habitants. Même [commerces spécialisés] que les petits centres que nous avons observés au début. Voici ce qui se lit sur les affiches des boutiques: Confectionery and Fruit store; Tobacco and Cigars; Sing-Lee Laundry; Hardware; Tinsmith; Commercial Bank of Manitoba, Gentleman’s Furnishings; etc., etc. Deux grands hôtels en construction, un bloc de magasins en briques. Carberry est un centre important d’exportation de blé. L’an dernier (1892), 1 500 000 boisseaux49 de blé ont passé par les 5 élévateurs que possède ce centre. La ville est éclairée à l’électricité et pourvue d’un service de téléphone. Pas de dette municipale, et on n’en pourrait dire autant, me dit-on, de beaucoup de ces petits centres qui se sont laissés entraîner à des dépenses extravagantes dans le temps du boom. Les terrains ont acquis alors à Winnipeg une valeur vénale extravagante et jusqu’à $800 du pied. Dans un tout petit centre, Clearwater, un acre de terre s’est vendu $80.000.
Le jeudi 19 octobre
Nous quittons Carberry pour l’Ouest, vers 10h20 minutes. C’est beaucoup le même paysage que les jours précédents. On me dit que la récolte a plus souffert de la sécheresse, cette année. Plus on avance vers l’Ouest jusque dans la région des montagnes Rocheuses, plus les cultures sont exposées à souffrir de la sécheresse. Sous ce rapport, l’Ouest du Manitoba est moins favorisé, moins favorable à la culture du blé que l’Est; et de même les Territoires du Nord-Ouest sont moins bien partagés que le Manitoba. Cependant, la partie nord des Territoires est plus humide. C’est-à-dire que la sécheresse, dont les Territoires dans toute leur étendue sont exposés à souffrir, est moins fréquente et prononcée dans l’est et le nord de la contrée que dans l’ouest.
À Virden, où nous arrivons vers midi, nous allons d’abord luncher chez deux jeunes Anglais qui exploitent une grande propriété tout près de la petite ville: l’honorable F.B. Bouverie et M. Routledge. Le premier est le fils du earl of Radnor, et venu dans ce pays il y a dix ou douze ans; et a travaillé sur la Bell Farm, à Indian Head. Routledge était là aussi. Bouverie a ensuite fait l’acquisition de la terre qu’il exploite maintenant (2.000 acres) et Routledge, après avoir été manager de la ferme à l’emploi de Bouverie, est devenu son associé. Ni l’un ni l’autre n’est marié. Leur maison est un joli cottage situé à quelque distance du chemin, à l’extrémité d’une avenue où l’on a planté de chaque côté des arbres dont avec le temps on compte obtenir de l’ombrage. Les bâtiments de ferme ne sont pas très spacieux, mais de belle apparence et bien finis. Sur cette terre les deux exploitants gardent 110 chevaux (pur-sang, plusieurs du moins) et 40 vaches. Bouverie va passer les hivers en Angleterre. Au mois de novembre, les deux associés vont l’un et l’autre retourner en Angleterre. Ils se proposent de renoncer à leur entreprise, après s’être défait de leurs propriétés, pour lesquelles ils demandent 50 mille dollars. Nous lunchons avec eux. Comme ils ne sont pas mariés et n’ont pas de femme pour tenir leur maison, ils se partagent la besogne, Bouverie se chargeant de la tenue de la maison, de son économie intérieure, tandis que Routledge voit au travail extérieur. C’est Bouverie qui a préparé le dîner et mis la table, et qui même nous sert à table, avec l’aide de Routledge.
L’intérieur de la maison est décoré avec beaucoup de goût. Le mobilier n’est pas un assemblage de ces meubles communs exposés chez nos ébénistes
for the million, fabriqués en série. Ce sont des buffets, etc., en bois ciselé à la main. Beaux tableaux, belles gravures qui décorent les murs à profusion. Tout est ici distingué et de bon goût. Je remarque sur un des pans de la salle un portrait de la comtesse de Radnor. Aussi, chiens lévriers, chèvres, pigeons qui s’ébattent dans la basse-cour; tout cela donne une impression exotique: un morceau de la Grande-Bretagne se trouve transporté dans ce coin primitif du N[ord]-O[uest] canadien. Partout on observe une certaine recherche qui jure plus ou moins avec l’entourage et surtout le paysage de ce pays neuf. Ces deux gaillards bâtis en gargantuas… la fale ( ?)50 énorme de Routledge, son gros rire, sa personne un peu commune dans sa jovialité, et toutefois différente de celle de Bouverie, dont le physique corpulent ne manque cependant pas d’un certain cachet.Nous leur demandons pourquoi ils veulent quitter le pays. Bouverie nous répond qu’il se trouve ici trop loin des siens, de ses anciennes connaissances, de ses amis de jeunesse; que la vie rurale sur notre continent est par trop isolée et trop monotone. C’est à peine, dit-il, si dans notre petite ville de Virden nous pouvons avoir le bénéfice d’une représentation théâtrale à des intervalles éloignés, et qui encore ne valent pas grand’chose. Tandis qu’en Angleterre, tout en demeurant à la campagne, je suis à même de me procurer des distractions dans la ville voisine, sinon à Londres. On me dit, et il faut probablement ajouter ces motifs aux précédents, au prix de vente du blé au cours des dernières années, une propriété aussi vaste que celle-ci ne saurait faire ses frais. Lors de la mort du earl of Radnor, il y a quelques années son jeune fils aurait hérité de £25 000 sterling51, et la mort subséquente d’un de ses frères a dû grossir sa fortune. Ce n’est évidemment pas ici le meilleur type d’émigrant. C’est tout de même un aspect intéressant de la société anglaise et qui fait voir comment dans ce type de société chaque classe contribue à sa manière au progrès et à l’expansion de la race.
À Virden, nous avons une interview avec les membres de la Chambre de commerce et les représentants des Farmers’ Institute. Virden a l’importance à peu près de Carberry; sa population n’atteint pas le chiffre de mille habitants. Trois élévateurs y sont en activité: un quatrième a été détruit dernièrement par un incendie. Comme à Carberry et ailleurs, l’ambition et les hautes visées de ses habitants se donnent carrière: la spécialisation du travail est poussée très loin. Deux grands hôtels de trois étages en briques, écuries de louage et de remisage, banques, marchands d’instruments aratoires, ferblantiers, marchands-tailleurs, modistes, librairies, pharmacies, boucheries, marchands de poissons et de fruits, etc. La Chambre de commerce de Virden insiste pour que le gouv[ernement] fasse de Virden un port of entry, un bureau ou entrepôt régulier de la douane. Leur but est de s’assurer
a bonded warehouse, où les marchandises américaines pourraient être gardées sans payer de droits préalablement à la vente. Ils ne veulent pas être approvisionnés de ces objets par les marchands en gros de Brandon ou d’ailleurs. Chaque petite ville veut avoir ses propres marchands en gros. Nous sommes, disent-ils, aussi bien en état de conduire nos affaires que les gens de Brandon ou de Carberry. Morden, dans le sud du Manitoba, nous avait fait pareille demande. Le soir, assemblée politique: même esprit qu’ailleurs, même intelligence des affaires.Le vendredi 20 octobre
Nous quittons Virden pour Moosomin. De ce fait nous venons de franchir la frontière du Manitoba pour entrer dans les Territoires du Nord-Ouest, à 12 milles au nord de la frontière. Entre Virden et Moosomin, le pays reste à peu près le même, sauf que le sol est en général moins compact, et le climat plus sec.
Moosomin est un petit centre d’environ un millier d’habitants, présentant à peu près les mêmes traits que les petites villes précédemment visitées. Elle couvre une grande superficie, trois ou quatre rues sont tracées à l’avance, larges et sur lesquelles les constructions se donnent toute l’ampleur nécessaire. Plusieurs constructions en briques à deux ou trois étages: hôtels, pâtés de maisons, banques. Spécialisation: le journal Moosomin Spectator n’a pas oublié parmi les spécialistes l’ébéniste, que nous trouvons ici comme ailleurs. Noter aussi la qualité des articles offerts en vente. Chez l’ébéniste des meubles assez dispendieux; chez le libraire des livres de choix; chez un marchand de tapis, des bruxelles. Même observation dans les autres petits centres également: ce qui montre que la population ici a des goûts cultivés, n’entend se priver de rien. Opera house ici comme dans la plupart des autres petites villes. On m’a informé dans le Manitoba que sur la ligne qui circule à l’intérieur de la province (c’est-à-dire exception faite de la ligne principale du Pacifique qui amène les immigrants étrangers dans le pays), il n’y a pas de voiture de seconde classe attachée aux convois. Toutes les voitures sont de 1re classe.
Je constate que cette population sait aussi bien s’associer pour le plaisir que pour les affaires. Dans chaque petit centre une opera house, une fanfare. À Moosomin même, où nous rencontrons diverses délégations dans l’après-midi, on nous lit une adresse d’une association pour le perfectionnement et le divertissement de ses membres.
On me fait remarquer également le nombre des gens de bonne compagnie qu’on rencontre partout. À chaque station que nous faisons, nous trouvons des gens avec qui causer: des dames viennent rendre visite à Mme F*** à Mme Wiggins… On nous informe même que, si nous sortions de la petite ville pour nous engager plus avant dans la campagne, nous nous trouverions à rencontrer une plus grande proportion de gens
bien élevéset de bonne compagnie. Je rencontre ici un neveu du poète Tennyson52, qui est avocat à Moosomin.Le matin, délégation des gens de loi de l’endroit, avocats et autres: ils demandent que Moosomin ait comme Regina son bureau d’enregistrement et sa prison. Regina est la capitale et le principal centre du comté d’Assiniboia-Est. Même rivalité entre tous les petits centres du Manitoba et du Nord-Ouest.
En conversation avec M. Boyd, qui est grand propriétaire, j’apprends quelle difficulté l’employeur de main-d’œuvre éprouve à retenir sur son ranch des garçons de ferme ou engagés. À peine ont-ils mis cent dollars de côté, qu’ils se hâtent de quitter le domaine pour s’établir à leur compte.
Fait que j’ai observé pour la première fois à Portage la Prairie: dans toutes les gares le long du chemin de fer Manitoba & North-Western, j’ai remarqué sur une porte: Employees Library and Reading Room; j’apprends du chef de gare que cette bibliothèque et chambre de lecture n’est pas le résultat direct de la libéralité de la compagnie, comme je pensais d’abord, mais résulte de l’initiative des employés de chemin de fer, qui s’organisent et conduisent eux-mêmes l’entreprise. La compagnie se borne à leur permettre d’occuper le local et d’organiser chaque année une excursion à leur bénéfice en vue de solder les frais du maintien de la chambre de lecture: abonnements aux journaux, achats de livres, etc. On m’assure que la même chose se fait sur la ligne du Pacifique, mais je ne l’ai pas encore vu affiché dans aucune de ses gares.
Au banquet hier soir, entre autres discours, celui de M. Haultain53, premier de la législature des Territoires du Nord-Ouest. Hautes prétentions de ces Territoires. Tout en demandant de l’aide, il affirme hautement qu’ils constituent la partie la plus importante du Dominion. Dans le Manitoba, si j’ai bonne mémoire, les mêmes sentiments ont été exprimés.
Moosomin a trois élévateurs, maisons à deux ou trois étages, élancées, mises en peinture, grande variété dans leurs formes et dispositions.
Le samedi 21
À trois heures de l’après-midi, nous sommes en route pour Regina, où nous arrivons vers les 8h30 du soir. Sur le train, j’ai l’occasion de causer avec M. Royal54 qui a assisté à notre banquet hier. Il est actuellement lieutenant-gouverneur du Nord-Ouest. Beau feu de prairie dans le lointain: véritable illumination. M. Royal me fait observer que la colonie de Foursin55, à 15 milles de la station de Wolseley, doit se trouver menacée. Cela l’amène à me parler de cette colonie. À son point de vue, elle est vouée à l’insuccès. Comme toutes les tentatives de colonisation française, elle pèche par la base, c’est-à-dire par le mauvais choix des colons. Cet établissement voisin de Wolseley est dû à l’initiative de bourgeois français qui ont voulu se débarrasser d’enfants difficiles à élever, et qui ont cru ne pouvoir mieux faire que de les établir dans notre Nord-Ouest et de fonder à leur intention une petite colonie. C’est déjà un assez pauvre commencement, aggravé par un choix peu judicieux de colons, recrutés, paraît-il, n’importe où, et que Foursin a groupés en un village. M. R[oyal] me dit qu’il a vu le contrat d’engagement de certains de ces colons et qu’il renferme des impossibilités. Beaucoup de ces colons ont, paraît-il, joué de mauvais tours à la société de colonisation et lui ont fait perdre des sommes assez rondes.
Je signale à M. Royal le caractère d’infériorité du groupement en village des colons agricoles, d’après les enseignements de notre école de science sociale, fondé sur la comparaison des types anglo-saxons et communautaires de diverses origines. M.R[oyal] n’est nullement de cet avis… Je dis à M. Royal que, pour moi, je ne suis pas surpris d’apprendre que le choix des colons a été mauvais, que le simple fait du consentement de ces colons à se grouper en villages pour faire de la culture est un indice certain d’infériorité: cela veut dire qu’ils recherchent ou acceptent le groupement communautaire, la dépendance mutuelle et un régime inférieur d’exploitation agricole. Il m’apprend même que lui et ses amis ont fait tout ce qu’ils ont pu au début de la colonisation du Manitoba pour grouper les Canadiens français par villages, mais n’ont pu obtenir l’autorisation du gouvernement canadien, à cet effet. Aussi les Canadiens français sont-ils groupés par rangs comme dans leurs paroisses, et non par village. M. Royal trouve absurde le régime du domaine isolé, tel que le pratique[nt] les colons anglais.
Le dimanche 22
Nous sommes arrivés à Regina hier soir, vers 9 heures. Nous avons eu une courte entrevue avec les cultivateurs des environs. Regina ressemble beaucoup aux petites villes que nous avons précédemment visitées. Tout se fait en grand de prime abord: grandes rues et grandes constructions. Grand hôtel de quatre étages en briques, plusieurs églises, établissements spécialisés. La banque de Montréal a ici un bel édifice de trois étages, avec tourelles, etc. Je ne parle pas des édifices du gouvernement qui sont ? car Regina est la capitale des Territoires. Sa population est de 1 500 habitants. Je vais à la messe à 10h30. L’assistance paraît composée surtout de sauvages et de métis, plus quelques employés du gouvernement: police à cheval, etc. M. Royal m’invite à luncher, et je passe l’après-midi là. Il est seul, car la durée de ses fonctions tire à sa fin. Les dames de sa famille sont déjà rendues à Montréal, où il va se fixer lui-même en fin d’emploi. Nous quittons Regina vers 6 heures du soir. Il a fait froid toute la journée, et ce soir il commence à neiger.
Le lundi 23
Medecine Hat
Nous avons voyagé toute la nuit, mais très lentement. Ce matin, nous nous éveillons à Medecine Hat, à 180 milles de Calgary, où nous devrions être presque rendus. La terre est couverte de neige et il fait froid. Chemin faisant, M. Macdonald56, député aux Communes, qui nous accompagne, nous indique du doigt une certaine étendue de terre:
C’est là, dit-il, que sont les six fermes de 10 milles carrés chacune établies par une compagnie anglaise dont sir Lister Kaye57 était le gérant, gérant, paraît-il, très prodigue, voyageant dans sa voiture de chemin de fer particulière, et qui a dépensé un million de dollars dans cette tentative. Kaye est parti, mais la compagnie continue son exploitation par ses foreman des terres dont il a fait l’acquisition.Calgary
Un peu avant d’atteindre Calgary, nous avons un coup d’œil magnifique sur les Rocheuses. Quant au pays que nous avons parcouru depuis Regina, il présente beaucoup les mêmes caractères que la zone précédente, mais un peu moins en plaine, un peu plus accidenté et onduleux.
L’ouest canadien et l’art de coloniser58
Un de nos abonnés ayant écrit à notre collaborateur et ami, M. Léon Gérin, pour lui demander des renseignements sur les conditions dans lesquelles on peut entreprendre la colonisation au Canada, a reçu la réponse suivante. Nous la publions, car elle est de nature à intéresser nos lecteurs.
Ottawa, 22 mars 1896.
Monsieur,
À votre première question:
Un fermier disposant d’un capital de 60.000 francs aurait-il des chances sérieuses de gagner de l’argent par la culture et l’élevage dans le Saskatchewan ?je pourrais en toute sûreté répondre simplement:Oui.Je sais en effet qu’il y a dans cette région nombre desettlersqui, partis avec un capital beaucoup moindre, ont parfaitement réussi. Mais je pourrais avec tout autant de vérité répondre:Non, car je connais aussi nombre d’émigrants, quelques-uns venus de France et porteurs de beaux noms, qui ont vu fondre dans ce pays les débris de leur patrimoine. Tout, en effet, dépend de l’homme, de ses aptitudes, de la formation qu’il a reçue. C’est à vous de juger si votre colon en perspective possède les qualités d’ordre et de calcul et les connaissances indispensables pour la bonne conduite d’une exploitation agricole.Même les qualités requises pour la bonne conduite d’une exploitation agricole en France ne suffiront pas à assurer son succès en Canada. Il va falloir qu’il fasse la connaissance du pays, qu’il fasse l’expérience de ses conditions physiques et sociales, qu’il se rompe à ses exigences. Je touche ici au point soulevé par votre seconde question:
Les brochures publiées par les agents de colonisation sur l’Ouest canadien méritent-elles créance ?Ces publications, répandues sous les auspices du gouvernement canadien et des grandes compagnies de chemins de fer, ne contiennent pas, que je sache, d’absolues faussetés. Mais elles sont faites, ne l’oubliez pas, dans un but de propagande. Elles ont surtout pour objet de mettre en relief les caractères favorables de chaque région; le lecteur doit faire la part des conditions adverses, toujours assez nombreuses.Pour ce qui est du territoire de Saskatchewan, que vous avez particulièrement en vue, je crois que, tout compte fait, c’est un bon pays. Il y a un peu plus de deux ans, au cours d’un voyage assez étendu dans l’Ouest du Canada et des États-Unis, j’ai eu occasion d’entrevoir un coin de l’Alberta-Nord, vers les sources de la rivière Saskatchewan, pays qui a une certaine analogie avec les districts voisins compris dans les limites mêmes du territoire de Saskatchewan. Vous serez peut-être curieux de connaître les indications que j’ai recueillies sur place. Je ne fais que transcrire, en les coordonnant et en les éclairant de quelques comparaisons, mes notes de voyage prises au jour le jour.
Edmonton, mardi le 24 octobre 1893
Partis de Calgary hier après-midi, nous sommes arrivés ici [Edmonton] à une heure ce matin, après un trajet de 192 milles en chemin de fer.
Le pays que nous avons devant nous est très différent de tous ceux qu’il nous a été donné de voir jusqu’à présent. Lorsque, il y a un peu plus de quinze jours, nous avons commencé nos observations à Winnipeg, dans le Manitoba, nous foulions un sol très uni, de grande profondeur, fait de l’accumulation de détritus organiques et pourvu en abondance de tous les éléments de la fertilité. Sous-sol de même origine végétale et par suite pauvre en minéraux; pas même de pierres dans les champs. Nous avons constaté en même temps que le Manitoba, situé vers le centre du continent, à la lisière de la plaine, à l’endroit où viennent mourir les influences humides de l’Atlantique et de la mer d’Hudson, est soumis à un climat variable, tour à tour très froid ou très chaud, mais toujours très sec. Les pluies, trop rares et trop irrégulières pour y développer spontanément la forêt, suffisent toutefois à assurer la production (très inégale suivant les années) des grains, et en particulier du froment. Ainsi, abondance de terres naturellement fertiles et d’avance débarrassées d’arbres et de pierres, sans richesse minérale, sous un climat à extrêmes et sec, telles sont les conditions qui font, du Manitoba, le pays par excellence de la culture exclusive, spécialisée, aléatoire, du froment.
À mesure que nous nous sommes avancés vers l’ouest, nous avons vu l’humidité décroître et la culture des céréales devenir plus difficile et disparaître finalement. Déjà le phénomène était sensible dans l’Assiniboïa-Est; et dans l’Assiniboïa-Ouest59, nous avons rencontré la
dry belt, la zone aride et sèche du centre, très large sur le territoire des États-Unis au Sud, et qui pousse une pointe jusque dans le Canada. Avançant toujours vers l’Ouest, nous avons atteint les premières ondulations du sol qui précèdent le soulèvement énorme des Rocheuses, et nous sommes entrés dans l’Alberta-Sud, contrée encore très sèche, trop sèche pour permettre la végétation arborescente, trop sèche même pour se prêter, sans le secours de l’irrigation artificielle, à la culture des céréales, mais où l’herbe est abondante et nutritive. Les croupes montagneuses forment autant de murailles protectrices qui arrêtent les vents froids; la neige en hiver n’y est pas abondante, et de nombreux troupeaux de bœufs, de chevaux, de moutons y trouvent en toute saison librement leur subsistance. C’est le pays des grands ranches.Enfin, ici, à Edmonton, toujours au pied des Rocheuses (dont la masse grise mamelonne l’horizon), mais à près de 200 milles au Nord de Calgary, les conditions changent encore une fois: l’humidité reprend son empire, et la végétation ligneuse fait son apparition. Des conifères de bonne taille, mélèzes, sapins, bordent les méandres de la Saskatchewan, et la plus grande partie du pays est recouverte d’arbustes et de bouleaux de petite taille. Sans doute, ce n’est pas encore la forêt; nous ne voyons pas de ces vastes étendues boisées d’arbres géants comme celles qui frapperont nos regards lorsque nous aurons franchi le versant oriental des Rocheuses; et l’Alberta-Nord, comme l’Alberta-Sud, reste dépendant pour son approvisionnement de bois de construction, de la Colombie britannique. Toutefois, cette recrudescence de l’humidité et ce développement de la brousse qui en est la conséquence déterminent certains effets importants. Le défrichement, tout en étant moins coûteux que dans la Colombie (où la Compagnie du chemin de fer du Pacifique a dû débourser jusqu’à 200 piastres par acre – 2.500 francs par hectare – pour le nettoyage du sol), n’en est pas moins plus pénible que sur la plaine herbue du Manitoba et de l’Assiniboïa. Partant, le pays est moins favorable à l’exploitation de grandes étendues, à la production en grand des céréales, à la spéculation culturale. En revanche, et par suite de cette humidité plus constante, la culture, dans l’Alberta-Nord, est plus variée et moins aléatoire que dans le Manitoba et l’Assiniboïa. Le froment n’y tient plus tant de place; l’orge et l’avoine se partagent avec lui la superficie cultivée. Le rendement est aussi plus sûr. Nous en avons une preuve frappante cette année même. La saison a été très sèche, et, dans tout l’Ouest, la récolte a été affectée; ainsi, dans les endroits les plus éprouvés du Manitoba, le froment a donné moins de 8 boisseaux par acre (à peu près 8 hectolitres par hectare), et la moyenne, dans toute la province, n’a pas excédé 15 boisseaux. Ici, dans l’Alberta-Nord, le rendement moyen a été de 30 boisseaux; l’année dernière, il a été de 36, et l’année précédente, de 40. L’orge et l’avoine y viennent à merveille, et le grain en est de qualité supérieure. Le sous-sol fournit son contingent de ressources. La pierre de construction est abondante; à dix-neuf milles d’ici, on exploite des puits de pétrole; la Saskatchewan roule des paillettes d’or, et les lavages que fait le colon peuvent lui rapporter 2 à 3 piastres (10 à 15 francs) par jour. Le long de la tranchée pratiquée par la rivière, on trouve également le platine et, enfin, la houille, qui fournit le combustible à bon marché. Le charbon se vend sur place une piastre et vingt-cinq sous la tonne. Par la réunion de toutes ces conditions, l’Alberta-Nord est spécialement adapté à la culture mixte supplémentée par le travail des mines.
Ici, comme dans le Manitoba, les premiers colons blancs ont été des Canadiens [f]rançais. Au Manitoba, ils ont commencé par vivre aux gages des compagnies de traite, ou se sont installés directement sur le sol, à l’aide du petit capital provenant de la vente de leurs biens dans le Bas- Canada, ou des épargnes faites sur leurs salaires dans les fabriques de la Nouvelle-Angleterre. Dans l’Alberta-Nord, la plupart sont arrivés à la suite d’un séjour plus ou moins prolongé dans les centres miniers de la Californie ou de la Colombie britannique et, tout en faisant de la culture, ils continuent de recourir, par intermittence, au travail des mines. Partout le procédé est le même: la récolte des productions spontanées ou le métier accessoire achemine les Canadiens [f]rançais vers la possession de modestes installations agricoles, auxquelles viennent se superposer la paroisse et diverses institutions religieuses. Saint-Albert, à une courte distance d’Edmonton, est la résidence d’un évêque-missionnaire.
Mais ici, comme dans le Manitoba, ces premiers arrivés sont débordés par une immigration récente de type anglo-saxon. Au Manitoba, le fond dû à cette immigration vient surtout des comtés de Bruce et de Huron, lesquels forment le prolongement extrême de l’Ontario vers le Sud-Ouest. Dans l’Alberta-Nord, les nouveaux venus ont été fournis principalement par les divers États de l’Union américaine qui avoisinent le Sud du Canada, depuis le Nebraska jusqu’au territoire de Washington. Ce qui distingue ces derniers immigrants des premiers colons canadiens-français, c’est leur initiative plus intense. Ils méprisent les travaux de simple récolte et, quand ils se mêlent de tirer parti des productions spontanées ou préexistantes du sol, c’est par une exploitation très active qu’ils le font, comme le témoigne le régime auquel, dans le Nord-Ouest ou la Colombie, ils ont mis la traite des fourrures, le travail des mines, le commerce du bois et les pêches maritimes.
De même, lorsqu’ils se mettent à la culture, c’est avec une ambition plus haute, un esprit plus calculateur et des procédés plus énergiques que les Canadiens [f]rançais. Ils font plus grand, ils spécialisent leur production, ils risquent plus et recourent davantage au crédit. Par le fait même, la société naissante se complique beaucoup plus et beaucoup plus vite. Toute une classe supérieure d’entrepreneurs de transports, de spéculateurs en terrains, de marchands d’instruments aratoires, d’hommes de loi, de banquiers, d’industriels et de boutiquiers de toutes sortes, se charge de pourvoir à tous les besoins de cette population rurale et pousse à la roue.
C’est ce qui explique la croissance rapide des petits centres urbains dans tout l’Ouest. Le Manitoba en est parsemé; les territoires en ont un bon nombre. Hier, nous étions à Calgary. Il y a huit ans, quelques tentes seulement, un campement de sauvages, marquaient l’emplacement où s’élève aujourd’hui cette petite ville de 5.000 âmes, qui compte plusieurs rues importantes, bordées de constructions en pierre à trois ou quatre étages, et qui possède, outre un grand hôtel de ville et un
Opera-House, trois succursales de grandes banques, deux journaux, de grandes hôtelleries, nombre de boutiques très spécialisées, et pas moins de vingt maisons d’avocats. Edmonton a déjà ses 1.500 habitants et huit bureaux d’avocats.Nous observons ici, comme dans tout l’Ouest, une absence générale de huttes, de masures. Les habitations rurales sont toutes solidement charpentées, bien finies et mises en peinture; un grand nombre sont spacieuses et visent à l’élégance. Le
farmerde l’Ouest se fait la vie large. Souvent, il pêche par extravagance, se procure par voie d’achat beaucoup des denrées qu’il pourrait lui-même produire, et, tant sur la route que dans les petites villes, dépense sans compter.Sa position n’est pourtant pas sans difficultés. Par suite de leur isolement à de grandes distances des marchés, ces petits groupes de producteurs voient tous les articles de fabrication dont ils ont besoin leur parvenir grevés de lourds frais de transport, et ces mêmes frais de transport opérant encore contre eux, en sens inverse, diminuent d’autant les prix qu’ils peuvent obtenir pour leurs propres produits. La population d’Edmonton, plus éloignée que celle du Manitoba des centres de fabrication d’Ontario et de Québec, paye encore plus cher les articles qui lui viennent de l’Est. Ainsi, une moissonneuse qui se vend au prix de 110 piastres sur place, à Toronto, dans l’Ontario, coûte 140 piastres à Winnipeg et 175 piastres à Edmonton. La même règle s’applique dans le cas de tous autres instruments aratoires, voitures de route et de ferme, fil d’engerbage, fil de fer à clôtures, sucre, etc.
D’un autre côté, cette population d’Edmonton, beaucoup plus rapprochée que celle du Manitoba des centres forestiers et miniers de la Colombie britannique et des ports de mer du Pacifique, trouve à s’approvisionner de bois à de meilleures conditions, et trouve aussi un écoulement plus facile et de meilleurs prix pour ses produits agricoles. Le bois de construction le plus ordinaire, qui se vend de 22 à 24 piastres les mille pieds dans le Manitoba, ne coûte ici que 18 à 20 piastres; la planche à lambrisser et les lames de plancher, qui se vendent de 35 à 55 piastres les mille pieds dans le Manitoba, s’obtiennent ici pour 26 à 30 piastres. Le prix du froment n’est, à Winnipeg, cette année, que de 40 à 45 sous le boisseau; il s’élève à Edmonton à 50 et 55 sous. Le boisseau d’orge vaut 25 sous, et celui d’avoine, 22. Le bœuf rapporte sur pied deux piastres et cinquante sous les cent livres. Bref, c’est ici que nous avons rencontré la population de tout l’Ouest la plus satisfaite de son sort.
***
Ces notes suffiront, je l’espère, pour inspirer à votre ami le désir de faire, en personne, plus ample connaissance avec le Canada. Le capital dont il dispose lui permettra de se constituer ici une fort belle exploitation. Mais il est nécessaire qu’il suive un certain ordre. Je lui conseillerais de déposer d’abord en lieu sûr la plus grande partie de ses 60,000 francs, ne retenant que la somme qu’il entend consacrer à l’exploration préalable du pays. Une fois à Montréal, il pourra mettre à profit les nombreuses excursions qui ont lieu dans le cours du printemps et de l’été, pour se rendre compte des caractères généraux et des ressources de chaque province. Il n’aura que l’embarras du choix entre les régions les plus diversement partagées au point de vue géologique, climatologique et social. Peut-être en arrivera-t-il à la conclusion que la production du blé et la pratique de l’élevage sur les prairies de l’Ouest ne sont pas les entreprises les plus avantageuses à poursuivre, en concurrence avec l’Inde et l’Argentine. Il préférera peut-être faire de la viticulture dans le comté d’Essex, de l’horticulture dans la péninsule de Niagara, ou de l’industrie laitière quelque part dans Ontario ou dans Québec.
Mais quelle que soit la contrée sur laquelle il fixe son choix, qu’il ne se hâte pas trop de faire l’acquisition d’un domaine, et d’immobiliser son capital. Dans un pays où les terres disponibles sont abondantes et la population encore clairsemée, rien n’est facile en tout temps comme d’arriver, dans les conditions les plus avantageuses, à la possession du sol; mais aussi, rien n’est difficile, vous le concevez, comme de trouver à un moment donné un acheteur qui vous fasse rentrer dans vos fonds et vous indemnise des améliorations faites. Si votre ami tient à se mettre à l’œuvre sans retard, qu’il commence par prendre une terre à ferme pour une année ou deux. De cette manière, il mettra le pays, se mettra lui-même à l’épreuve et, quand il en arrivera à se fixer définitivement, ce sera en connaissance de cause qu’il le fera et dans les meilleures conditions de succès.
Agréez, etc. Léon Gérin.
Ottawa, 18 octobre 1894
Mon cher oncle,
Je retrouve cette ébauche de lettre que je vous destinais et qui date de l’année dernière. Vous voyez que je pensais à vous.
Léon
Mon cher oncle,
Comme vous êtes, sans contredit, le membre le moins pratique de la famille, et le seul poète, c’est à vous que j’adresse ces quelques lignes d’impressions d’un voyage rapide à travers les précipices et les pics des Rocheuses. Après deux ou trois semaines de lente pérégrination, de ci de là, dans la plaine monotone du Manitoba et du Nord-Ouest, le long de la rivière Rouge, à Winnipeg, dans le Manitoba sud, dans le Manitoba nord, dans l’Assiniboia et l’Alberta, nous avons, mercredi dernier, quitté Calgary et commencé l’ascension des montagnes. Nous les voyions se dresser en avant de nous, masse sombre couronnée de pics neigeux, et nous nous croyions déjà rendus à elles. L’illusion était grande; nous avons fait des milles et des milles en remontant péniblement le cours de la rivière à l’Arc (Bow river) et nous étions encore loin. Mais bientôt les sommets que nous croyions apercevoir tout à l’heure se dessinent, s’accentuent, sortent pour ainsi dire de la masse confuse, chacun de ces colosses s’affirme pour son compte. Nous avons passé une journée à Banff, au milieu des montagnes. Le gouvernement a ici réservé un parc national de 260 milles carrés; la compagnie du Pacifique y a construit un grand hôtel, sorte de château de la Renaissance, dont les tourelles dominent un gros torrent cascadant au fond du ravin. Les montagnes, couvertes à leur base de pins et de sapins, élèvent leurs têtes de roche vive, saupoudrées de neige, [à] 4000 ou 5000 pieds au dessus de nous à 10 000 pieds au dessus de la mer. De leurs flancs s’échappent des sources thermales et sulfureuses, qui incrustent le sol et imprègnent l’air. Une grotte, où ces eaux sulfureuses chargées de gaz s’accumulent pour s’échapper périodiquement, en geyser, par une fissure supérieure, a été percée sur un côté; nous nous y sommes baignés. Nous avons escaladé 800 pieds de montagne à travers des sentiers périlleux. Mais pour juger de leur hauteur, il ne faut pas tenter de les escalader; il vaut mieux s’en éloigner: on marche, on marche encore, et on reste tout surpris en se retournant de voir tout près de soi et vous écrasant de son volume le monstre qu’on aurait cru rapetissé par la distance. Vers le soir, nous avons repris notre voyage vers la Colombie toujours en remontant le cours de la rivière à l’Arc, dont le lit coule dans une gorge assez large, assez facile de passage. Deux heures de marche et nous arrivons à la hauteur des terres au point de séparation des eaux. Nous venons de quitter la rivière à l’Arc qui coule vers la Saskatchewan et l’Atlantique, et voici les eaux de la rivière du Cheval qui
rue, roulant avec impétuosité vers l’océan Pacifique. C’est à ce point que l’intérêt devient palpitant. Le versant occidental est beaucoup plus abrupt que celui que nous venons de remonter. L’ingénieur a dû faire des prodiges pour ouvrir une voie à la locomotive à travers cet entassement de précipices. En suivant le défilé du Cheval qui rue (Kicking horse pass), dans l’espace de sept milles, nous descendons de cinq cents pieds; pour éviter tout accident on a placé en différents points de la descente des voies d’évitement latérales, au rebours de la côte, qui restent ouvertes tant que le préposé n’a pas entendu les quatre coups de sifflets qui lui annoncent qu’une locomotive va passer et que le mécanicien l’a parfaitement sous contrôle. Une locomotive supplémentaire est envoyée en avant-coureur. Nous suivons le flanc abrupt de la montagne, et c’est vraiment avec une impression de soulagement que nous nous trouvons enfin arrêtés à la station Mont Stephen (12 000 pieds d’altitude) que nous avons contourné[e]. Il fait déjà noir, la nuit nous envahit, mais pour ne rien perdre du spectacle, nous éteignons les lumières de notre char, nous nous plaçons à l’arrière au bon point de l’observation, et nous regardons le paysage filer derrière nous. C’est sauvage mais c’est imposant. Le train serpente, comme un vulgaire vermisseau, et cherche péniblement sa voie au milieu des colosses. Il fait bien des détours pour éviter les obstacles les plus insurmontables...
Notes
- Thompson (1845-1894) a été premier ministre du Canada du 7 décembre 1892 jusqu’à sa mort deux ans plus tard, le 12 décembre 1894. En 1882, il avait été nommé par John A. Macdonald à la Cour suprême du Canada, puis ministre de la Justice en 1885. À ce titre, il participe à faire rejeter la motion de regret pour l’exécution du chef métis Louis Riel, déposée par le député conservateur Philippe Landry le 3 mars 1886.
- Il est possible de consulter le journal sténographique dans son fonds d’archives et de le
déchiffrer
en utilisant le manuel de sténographie qui s’y retrouve (Pitman, 1878). - Ancien secrétaire particulier d’Angers et nommé sénateur en février 1892, Philippe Landry (1846-1919) a été député fédéral conservateur du comté de Montmagny de 1878 à 1887. Agronome, il s’est toujours intéressé aux questions agricoles. Il a notamment publié le Traité populaire d’agriculture théorique et pratique en 1878 et il a présidé pendant plusieurs années la Société d’agriculture de Montmagny.
- AJC, Fonds Léon Gérin, Lettre à Denis Gérin, Vancouver, 29 octobre 1893, # 5372-22.
- AJC, Fonds Léon Gérin, Lettre à Henri, Ottawa, 16 novembre 1893, # 5365-18.
- AJC, Fonds Léon Gérin, Lettre à Henri, Ottawa, 21 novembre 1893, # 5365-19.
- Gérin ne fait pas mention des nations
amérindiennes
ouindigènes
présentes dans l’Ouest canadien. - À ne pas confondre avec le fondateur des caisses populaires.
- Archives des Jésuites au Canada (AJC), Fonds Léon Gérin, #5495.
- Situé à environ une heure d’Ottawa au sud-ouest, Sharbot Lake est aussi le nom d’un village de l’Ontario fondé en 1878.
- Gérin souligne les mots en anglais.
- Plusieurs livres sont consacrés à l’Exposition universelle de Chicago, dont celui de Norm Bolotin et Christine Laing (2002).
- La colonisation blanche du Midwest américain (Ohio, Michigan, Indiana, Illinois, Wisconsin et Minnesota) s’opère progressivement au début du xixe siècle, notamment après l’ouverture du canal Érié en 1825, même si la présence canadienne remonte à la Nouvelle-France. En 1860, il y aurait eu 45 000 Canadiens français représentant près de la moitié des Canadiens français résidant aux États-Unis et le nombre serait passé à 190 000 au début du xxe siècle. La première paroisse francophone de Chicago est créée dès 1833 et
plusieurs paroisses francophones se succéder[ont] au fil de la croissance fulgurante de la métropole
(Jean Lamarre et Marc St-Hilaire,Les Canadiens français du Midwest américain
, dans Marc St-Hilaire, Yves Frenette et Étienne Rivard (dir.), La francophonie nord-américaine, Québec, Presses de l’Université Laval, 2012, p. 133) et Jean Lamarre,Migration et présence des Canadiens français dans le Midwest: bilan historique et historiographique
, Bulletin d’histoire politique, vol. 24, n° 2, 2016, p. 120-136. - Cinquième production céréalière dans le monde après le maïs, le riz, le blé et l’orge, le sorgho ou le milo est une plante cultivée surtout dans les pays tropicaux et domestiquée d’abord en Afrique où elle constitue encore un aliment de base (Jacques Chantereau, Jean-François Cruz, Alain Ratnadass et Gilles Trouche, avec la collaboration de Geneviève Fliedel, 2013).
- Il s’agit sans doute de George Eulas Foster (1847-1931), député conservateur du Nouveau-Brunswick et ministre des Finances (1888-1896).
- Baraques, cabanes.
- Note de Gérin: Franklin, dans son autobiographie, conseille aux jeunes gens surtout de pratiquer cette forme moins tranchante, plus insinuante. C’était, il est vrai, aux débuts de sa carrière et du développement des États-Unis, qui ont eu le temps de se raviser depuis.
- Note de Gérin: Noter dans le Canadian School Atlas, cartes 22 et 25 les tracés de la rivière Rouge.
- Résidant à la Rivière-Rouge depuis 1861, sir John Christian Schultz (1840-1896) est nommé lieutenant-gouverneur du Manitoba en 1888. Il a auparavant travaillé au renversement du gouvernement provisoire de Louis Riel et a donné son assentiment à la loi de 1890 du gouvernement Greenway supprimant les écoles confessionnelles.
- Construit en 1883-1884, le Leland est à l’époque un des hôtels les plus luxueux de Winnipeg.
- Né à Lachute au Québec, Nathaniel Boyd (1853-1941) s’installe au Manitoba dans les années 1880 alors qu’il est employé de la compagnie de chemin de fer du Canadien Pacifique. Boyd a été élu député conservateur de la circonscription de Marquette le 15 juillet 1892 lors d’une élection partielle.
- Je ne dipose malheureusement pas d’assez de traces pour identifier cette personne.
- Deux systèmes de mesure étaient en usage au Canada, l’un français issu du régime seigneurial et l’autre anglais issu du régime cantonal. Dans le premier, l’arpent et le minot sont utilisés pour mesurer la superficie des terres et le volume des grains. Dans le second, l’acre et le boisseau sont utilisés. Gérin utilise donc deux unités de mesure appartenant aux systèmes français et anglais (voir Thibeault, 2008). Pour donner une idée de la quantité qu’estime Gérin, soulignons qu’un acre équivaut approximativement à 4 046 m², alors que le minot correspondrait à environ 28 litres. Le rendement moyen de la récolte de froment serait ainsi de 420 litres par 4 046 m².
- Arrivé dans l’Ouest en 1845 comme missionnaire, Alexandre-Antonin Taché devient rapidement évêque en 1851 et exerce à la fin des années 1860 des pressions auprès du gouvernement en faveur de l’amnistie pour les chefs métis. Farouche propagandiste de la colonisation catholique dans l’Ouest, il réussit à faire venir plusieurs membres des professions libérales francophones, dont Joseph Dubuc, Joseph Royal et Alphonse Alfred Clément Larivière, que nous retrouvons dans le Journal de Léon Gérin. Dans le dossier des écoles du Manitoba, Mgr Taché
prend la tête du mouvement de résistance et demeurera jusqu’à sa mort [en 1894] celui, qui, dans le camp catholique, décide de la stratégie à suivre
(Hamelin, 1990). - Né dans le Bas-Canada où il a fait ses études classiques avec Louis Riel, Joseph Dubuc (1840-1914) s’installe au Manitoba en 1875. Il devient ami de Mgr Taché, avec qui il se fait défenseur des Métis et de leur gouvernement provisoire. Il fonde en 1871 l’hebdomadaire Le Métis avec Joseph Royal. Dans les années 1890, Dubuc est juge à la Cour du banc de la reine, plus haut tribunal de première instance du Manitoba et surintendant des écoles catholiques de la province. Il tente, sans succès, de bloquer le projet de loi du gouvernement Greenway. En 1912, il devient le premier Canadien de l’Ouest à obtenir le titre de chevalier.
- Thomas-Alfred Bernier (1844-1908) est nommé au Sénat le 27 septembre 1892 par le gouvernement conservateur de John Joseph Caldwell Abbott. Arrivé à Saint-Boniface en 1880, il pratique l’agriculture à Sainte-Agathe et accepte l’année suivante de devenir surintendant des écoles catholiques de la province, à la demande de Mgr Taché. Lui aussi ardent défenseur du système d’enseignement catholique, il a été maire de Saint-Boniface dans les années 1880 et 1890.
- Né à Montréal, Alphonse Alfred Clément Larivière (1842-1925), député conservateur (1889-1904) de la circonscription fédérale de Provencher, située dans le sud-est du Manitoba, a plutôt été nommé sénateur en 1911 par Robert Borden, poste qu’il occupa jusqu’en 1917.
- Les premiers Mennonites seraient arrivés d’Ukraine en 1874 pour échapper, semble-t-il, au nouveau service militaire obligatoire en Russie (Coates et McGuinness, 1987: 26). Concernant l’histoire des Mennonites, voir aussi les travaux de Royden Loewen (2006, 2001).
- Originaire d’une famille relativement pauvre du Haut-Canada, Arthur Wellington Ross (1846-1901) arrive au Manitoba en 1877 et devient en quelques années un des plus riches propriétaires fonciers de Winnipeg, avant d’être ruiné par l’effondrement de la valeur des terres de l’Ouest en 1882. Quelques années avant qu’il rencontre Gérin, Ross s’attendait à remplacer Schutz à titre de lieutenant-gouverneur du Manitoba, en échange des services rendus au Parti conservateur. Il siège à la Chambre des communes à partir de 1882 comme député libéral-conservateur de la circonscription de Lisgar.
- Au lieu d’être nommé lieutenant-gouverneur comme il l’espérait, William Bain Scarth (1837-1902) a été nommé sous-ministre de l’Agriculture à Ottawa à la fin de l’année 1895. Arrivé dans le Haut-Canada en 1855, il a été propriétaire de différentes entreprises, en praticulier de la Scarth, Cochran and Company, une agence spécialisée dans le courtage en valeurs mobilières et en immobilier. Scarth fit sa fortune et fut reconnu pour ses activités d’adminsitration des capitaux britanniques au Canada (assurances, chemins de fer, exploitation minière et immobilier). En plus de la spéculation foncière, il a été actif politiquement au sein du Parti conservateur et de plusieurs conseils d’administration.
- Pour plus de développements, voir l’article de Gérin (1895) sur Macdonald.
- Pierre Foursin souligne, en 1893, de manière ambiguë la situation difficile des Crofters,
des habitants semi-cultivateurs, semi-pêcheurs, des îles du nord de l’Écosse. Ces derniers ont reçu des avances assez importantes du gouverment fédéral; n’était la nécessité qu’ils prévoient du remboursement de ces avances, ils avoueraient un succès sans mélange; mais, malgré les réserves de leur langage calculé dans le but d’obtenir de nouveaux délais tout au moins, il est évident que leur situation est bonne et leur avenir assuré
. Pierre Foursin (1893), La colonisation francaise au Canada: Manitoba–Territoires du Nord-Ouest–Colombie anglaise, Ottawa, S. E. Dawson p. 14. - Il faut plutôt écrire
bisoc
au lieu debissoc
. Dire quela charrue est un bisoc
, signifie qu’elle est composée de deux parties pointues qui pénètrent dans la terre, en créant simultanément deux sillons pour le labour. Son usage permettrait d’économiser un laboureur sur deux et le labour se ferait en deux fois moins de temps qu’avec le recours à une charrue simple (Tharel, 1882: 831-840). - Propriétaire-fondateur d’une banque hollandaise, Adolphe Boissevain aurait introduit les actions de la compagnie du Canadien Pacifique sur les marchés européens afin d’accélérer la construction du chemin de fer.
- Né en Angleterre, Thomas Greenway (1838-1908) arrive au Manitoba en 1878. L’année suivante, il forme le premier gouvernement libéral du Manitoba et devient premier ministre de la province jusqu’à sa défaite aux élections de 1899. C’est son gouvernement qui adopte en 1890 le Public School Act, abolissant ainsi le système d’enseignement confessionnel et la publication en français des documents officiels de la province. Greenway remporte les élections de 1892 par une forte majorité. Il avait fait du droit de la province à choisir son propre système d’enseignement l’enjeu principal de sa campagne. En 1893, la question des écoles du Manitoba n’est pas pour autant terminée. Les catholiques cherchent toujours à obtenir réparation devant les tribunaux.
- C’est durant le boom foncier de 1880 que sir Richard John Cartwright (1835-1912) achète des terres à Winnipeg et à l’endroit qui porte désormais son nom. Il les aurait revendues quelques années plus tard.
- Il s’agit du premier directeur ou surintendant de la Ferme expérimentale de Brandon au Manitoba de 1888 à 1905. Né en Angleterre, Spencer Argyle Bedford (1851-1933) arrive au Canada en 1863 après une traversée de cinq semaines avec ses parents et ses sept frères et sœurs. Après avoir acquis une concession statutaire dans le Manitoba en 1877, il aurait fait venir plus de 400 colons de l’Angleterre et de l’Ontario afin de peupler sa région. Pour le compte de la Canada North-West Land Company, Bedford
établit et supervisa de nombreuses colonies d’Écossais des Highlands et des Lowlands, de Suédois et de Bohémiens, ainsi que des Hongrois
(Hanlon, 2014). Il occupa en outre diverses fonctions par la suite, notamment à titre de directeur national de la Canadian Seed Growers’ Association de 1904 à 1905 et de 1910 à 1914. - Nous n’avons pas trouvé d’éléments concluants pour identifier cette personne.
- William Eli Sanford (1838-1899) est l’un des plus importants manufacturiers canadiens spécialisés dans la confection de vêtements pour hommes. En 1884, il reçoit du gouvernement manitobain, à titre d’associé principal de la North Western Drainage Company, 52 000 acres (environ 210 km²) de terres pour l’assèchement du marais Big Grass et Westborne. Il s’en réserva 25 000 acres pour y construire un ranch et vendit le reste avec un important bénéfice. Spéculateur foncier, Sandford devint l’un des plus grands propriétaires fonciers du Manitoba. Son ranch est exploité par la nouvelle compagnie qu’il fonde avec de riches amis d’Hamilton. Il compte jusqu’à 200 chevaux et 1 000 bovins. En 1892, Sanford termine la construction de son manoir ontarien de 56 pièces.
- Les informations sont trop peu nombreuses pour identifier ce
simple particulier
. - Contrairement à la monnaie d’or et d’argent, la monnaie de cuivre (cooper) et de billon n’a que très peu de valeur. Utilisée comme moyen d’échange et de paiement, elle aurait été en usage jusqu’au xixe siècle.
- Note de Gérin: Population de Winnipeg: 241 (1871); 163 000 (1920) (New Age Encyclopedia).
- Note de Gérin: Quant à l’industrie du textile avec le lin comme matière première, la lecture du livre de Trémaudan, ses indications sur la race métisse, sur la femme sauvage, me donnent à penser que celle-ci n’avait ni le goût ni le loisir de se livrer à l’industrie domestique, puisqu’elle accompagnait son mari dans ses expéditions de chasse (voir notamment p. 120 et suivantes). Gérin fait ici référence au plus célèbre des livres de Trémaudan, Histoire de la nation métisse dans l’Ouest canadien, paru en 1936 aux Éditions Albert Lévesque, puis réédité en 2010 chez Lux éditeur. Né à Saint-Jean-Chrysostome, près de Québec, Auguste-Henri de Trémaudan (1874-1929) part en France avec sa famille dans les années 1880 où il reçoit une partie de son éducation. La famille est de retour au Canada en 1893, dans la colonie française de Montmartre en Saskatchewan. Auguste occupe diverses professions: enseignant d’anglais au primaire, avocat, journaliste-rédacteur et fondateur du journal La Libre Parole en 1916. En 1924, il s’installe à Los Angeles où il y trouve un climat propice à l’écriture d’ouvrages historiques, de pièces de théâtre et d’un roman.
- Sous-ministre de l’Agriculture de 1888 à 1895 et remplacé par William Bain Scarth, John Lowe (1824-1913), ardent propagandiste du peuplement de l’Ouest, crée la Low Farm dans les années 1880 où il tente différentes expériementations agricoles. Originaire de l’Angleterre, Lowe aurait été un avide lecteur, en plus de rédiger des documents publicitaires et des ouvrages vantant la colonisation de l’Ouest. Lowe s’est fait connaître d’abord comme rédacteur et propriétaire de la Montreal Gazette.
- Cousin et partenaire financier de George Stephen et né en Écosse comme ce dernier, Smith a commencé sa carrière à l’emploi de la Hudson’s Bay Company au sein de laquelle il a exercé diverses fonctions. Il a notamment participé activement aux négociations de vente des terres de la compagnie au gouvernement fédéral. Il quitte la Hudson en 1879 pour s’occuper davantage de ses propres activités financières qu’il entretenait en même temps; des investissements dans plusieurs compagnies (Bank of Manitoba, Central Telegraph Company, Federal Telephone Company, Compagnie d’assurance du Manitoba, etc.) et en particulier dans celles qui sont reliées aux chemins de fer du Canada et des États-Unis (Compagnie du chemin de fer canadien du Pacifique, Minneapolis, St. Paul and Sault Ste Marie et le Dulth, South Shore and Atlantic, Northern Securities Company Limited) et à l’immobilier (Vancouver). De la traite des fourrures, il devient un spéculateur foncier favorisé par ses activités dans les compagnies ferroviaires tout en siégeant à de nombreux conseils d’admnistration, notamment celui de la Banque de Montréal où il en est devienu le président en 1887, l’année où il est réélu député conservateur indépendant de Montréal-Ouest en 1887; il a ensuite été réélu en 1891. Pour faire taire les critiques, Smith investissait dans les journaux canadiens et, en 1893, il devient le propriétaire du Manitoba Free Press. Il a été auparavant gouverneur intérimaire d’Assiniboia, en plus d’avoir été nommé commissaire spécial en 1869 pour diminuer les tensions avec les Métis de la colonie de la Rivière-Rouge. Smith aurait en outre été
parmi les philanthropes les plus généreux du début du xxe siècle
. Sesdons
les plus généreux auraient été faits à l’Université McGill. Smith fait donc partie de l’élite capitaliste (et politique) qui s’est enrichie grâce à la construction du Canada d’un océan à l’autre. En plus d’une immense maison à Montréal, Smith a acheté au Manitoba l’ancienne résidence du lieutenant-gouverneur Archibald. Gérin discute de cette résidence de Silver Heights où[l]es dignitaires s’extasient devant les jardins et devant ses bovins des Highlands (il fut le premier à en importer au Canada)
(Redford, 1998). - Note de Gérin: Voir mon Vocabulaire pratique de l’anglais au français à l’usage des Canadiens engagés dans l’agriculture, le commerce, l’industrie, les professions libérales, les emplois publics, les affaires et la politique, Montréal, Éditions Albert Lévesque, 1937, au mot Grouse, Pinnated – Poule des Prairies, p. 89.
- Note de Gérin: ibid, p. 38.
- Il s’agit probablement de l’un des fils du juge de la Cour supérieure Richard Alleyn (1835-1883) né en Irlande et professeur de droit criminel à l’Université Laval.
- Un boisseau équivaut à 36,3 litres.
- La fale signifie le torse, le cou ou le haut de la poitrine; le mot est souvent utilisé dans l’expression populaire
avoir la fale à l’air
. - Aujourd’hui, cette somme représenterait environ 45 850 $.
- Alfred Tennyson (1809-1892) fut un célèbre poète anglais à l’époque victorienne.
- Sir Frederick William Alpin Gordon Haultain (1857-1942) s’installe dans les Territoires du Nord-Ouest en 1884 pour y établir un bureau d’avocat. Il sera membre du Conseil et de l’Assemblée législative des Territoires du Nord-Ouest de 1887 à 1905. Il lutte contre le gouvernement de Wilfrid Laurier en vue de transformer les Territoires du Nord-Ouest en une seule province. Malgré ses efforts, l’Alberta et la Saskatchewan font leur entrée dans la Confédération comme provinces distinctes le 1er septembre 1905.
- Né à Repentigny d’une famille pauvre et illettrée, Joseph Royal (1837-1902) s’installe au Manitoba dans les années 1870 à la suite d’une tournée d’exploration en compagnie de Mgr Taché qui recrutait à Montréal des membres des professions libérales. Royal devient lieutenant-gouverneur des Territoires du Nord-Ouest en 1888 jusqu’au 31 octobre 1893. Il participe à la fondation de nombreux journaux, dont l’Ordre, la Revue canadienne, le Nouveau Monde et le Métis. Il est le premier président de la Société Saint-Jean-Baptiste du Manitoba, le premier maire de Saint-Boniface et le premier surintendant des écoles catholiques du Manitoba, en 1871-1872. Historien et journaliste dans de nombreux journaux, il est élu à la Société royale du Canada en 1894.
- Du nom de Pierre Foursin (1852-1916), fondateur de la colonie de Montmartre au sud-est de Regina, voir notamment Françoise Le Jeune,
Le cadre français
, dans Paul-André Linteau, Yves Frenette et Françoise Le Jeune, Transposer la France: l’immigration française au Canada (1870-1914), Montréal, Boréal, 2017, p. 88-91. - Né à Pigeon Hill dans le Canada-Ouest, William Walter McDonald (1844-1929) fut député fédéral d’Assiniboia East de 1892 à 1896.
- Il semble probable que ce soit l’aristocrate anglais sir John Lister Kaye, fondateur et admnistrateur de la 76 Ranch Company, connue aussi sous l’appellation
Canadian Agricultural, Coal and Colonization Company and the Canadian Land & Ranche Company
fondée en 1888. La compagnie achète 10 000 acres de parcelles de terre et établit des fermes modèles, des maisons et des granges le long de la ligne de chemin de fer du Canadien Pacifique. (https://albertaonrecord.ca/canadian-agricultural-coal-and-colonization-company-2). - Léon Gérin,
L’Ouest canadien et l’art de coloniser
, Le Mouvement social, mai 1896, p. 108-112. -
Assiniboia est un nom dérivé du peuple autochtone des Assiniboines. Le nom Assiniboia s’applique à deux entités politiques au xixe siècle. La première est un district situé à la fourche des rivières Rouge et Assiniboine, théâtre de la résistance de la rivière Rouge (1869-1870) et ancêtre de la province du Manitoba. La seconde est un district provisoire des Territoires du Nord-Ouest (1870-1905), région aux frontières mouvantes. Deux circonscriptions politiques (une fédérale et une manitobaine), une municipalité (au Manitoba) et un village (en Saskatchewan) portent également pendant un certain temps le nom d’Assiniboia
(Friesen, 2017). - Ottawa, 18 octobre 1894 –Mon cher oncle, Je retrouve cette ébauche de lettre que je vous destinais et qui date de l’année dernière. Vous voyez que je pensais à vous. Léon.
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Tous droits réservés. Centre interuniversitaire d’études québécoises (CIEQ)
Dépôt légal (Québec et Canada), 4e trimestre 2020.
ISBN 978-2-921926-73-7 (PDF) – 978-2-921926-77-5 (HTML)
Crédits
RÉVISION LINGUISTIQUE –
Solange DeschênesConception graphique –
Émilie Lapierre Pintal en collaboration avec Marie-Claude Rouleau (Élan création)Coordination –
Mélanie Lanouette et Sophie MarineauCartographie –
Philippe Desaulniers, Émilie Lapierre Pintal et Louise Marcoux (Laboratoire de cartographie de l’Université Laval)Programmation –
Jean-François Hardy, Adam Lemire et Tomy Grenier
Comment citer cette publication
PARENT, Frédéric (2020). «Journal de voyage de Léon Gérin à Chicago et dans l’Ouest canadien en 1893», dans Gérard Fabre, Yves Frenette et Mélanie Lanouette (dir.), Les récits de voyage et de migration comme modes de connaissance ethnographique: Canada, États-Unis, Europe (XIXe-XXe siècles). Québec: Centre interuniversitaire d'études québécoises (coll. «Atlas historique du Québec - La francophonie nord-américaine»). [En ligne]: https://atlas.cieq.ca/la-francophonie-nord-americaine/interactif/journal-de-voyage-de-leon-gerin-a-chicago-et-dans-l-ouest-canadien-en-1893.html (consulté le 21 décembre 2024).