Ville diffuse, ville étalée, ville réticulée, ville émergente, ville périphérique, urbanisation sans limites, voilà autant d’expressions utilisées en études urbaines pour qualifier les grandes villes contemporaines caractérisées par la dispersion spatiale des activités et la primauté de la périphérie sur la ville-centre en termes démographiques (Filion et Bunting, 2006). Bien qu’il concentre les institutions prestigieuses et les emplois rattachés au secteur tertiaire moteur, le centre-ville joue de moins en moins son rôle d’espace polarisant. Sur son pourtour immédiat se déploient des quartiers résidentiels où habitent des ménages provenant des deux extrémités de l’échelle sociale, de même que des friches industrielles en voie de requalification. En banlieue se trouvent les secteurs peuplés par les couches moyennes où prédomine l’habitat pavillonnaire. Des centres de services et des parcs industriels y sont aménagés en bordure des grands axes routiers. On attribue au système automobile et à la mobilité – définie ici comme les pratiques de déplacement – un rôle clé dans la mise en forme des espaces urbains. En outre, dans la seconde moitié du XXe siècle, en favorisant l’accessibilité au détriment de la proximité, le développement du réseau autoroutier urbain et périurbain a contribué à la mise en forme de cette nouvelle organisation spatiale.
Pour comprendre les villes québécoises au XXe siècle, il importe de considérer le système automobile, y inclus les transformations urbaines qu’il a engendrées. Comment le tissu urbain des villes québécoises a-t-il été transformé sous l’influence de l’usage de l’automobile, des infrastructures et des services qui y sont rattachés? De quelle manière ce nouveau système de mobilité s’est-il intégré aux villes québécoises et qui en a fait la promotion? Quels nouveaux types d’aménagement ont été mis en place pour répondre aux besoins de la mobilité urbaine individuelle? Pour répondre à ces questions, nous rappelons d’abord les principales conséquences de la mise en place du système automobile au XXe siècle sur le développement et la planification des villes. Ensuite, nous dressons un portrait succinct de la motorisation au Québec afin d’en dégager quelques traits particuliers. Enfin, nous examinons à une échelle plus fine les implications urbanistiques et architecturales de la place accrue qu’occupent les véhicules à moteur dans l’espace urbain au cours des premières décennies du XXe siècle.
Synonyme de déconcentration et d’étalement – tandis que la ville évoque la densité, la compacité et la centralité –, l’automobile poursuit en fait une tendance amorcée avec le développement des réseaux de transport collectif dans la seconde moitié du XIXe siècle, alors que le front d’urbanisation est repoussé à la périphérie. Pensons ici aux villes de banlieue résidentielles dorénavant intégrées à la ville-centre, comme Villeray ou Ahuntsic à Montréal (Hanna, 1998: 122), ou encore aux quartiers Montcalm et Limoilou à Québec (Vachon et Luka, 2002: 15) dont le développement a été facilité par les tramways électriques grâce, en partie, aux promoteurs immobiliers qui ont participé à la mise en place du réseau figure 1. Très répandues aux États-Unis et au Canada, ces «banlieues à tramway» (streetcar suburbs) ont été étudiées notamment par Sam Bass Warner (1962) dans le cas de Boston.
Au XXe siècle, constituée en système désignant «l’ensemble des éléments qui, avec les véhicules, concourent à assurer régulièrement les déplacements motorisés» (Dupuy, 1995: 2), l’automobile transforme le paysage urbain. Les éléments physiques du système incluent notamment les routes, la signalisation, les stations-service, les stationnements, les garages, les motels et les hypermarchés, auxquels il faut ajouter «l’ensemble des règles qui organisent son fonctionnement» (Dupuy, 1995: 2), en particulier le Code de la sécurité routière. Selon Urry (2004), l’automobile est plus qu’un objet manufacturé que les ménages consomment. Il s’agit d’un système intégrant des pratiques sociales et techniques et qui comprend les composantes suivantes: un objet manufacturé par de colossales entreprises ayant incarné le modèle capitaliste du XXe siècle et donné lieu à des concepts en sciences sociales (fordisme et postfordisme), un bien de consommation individuel qui, après l’habitation, fournit un statut particulier à celui ou à celle qui le possède et un puissant complexe économique lié à d’autres industries et secteurs d’activité (pièces et accessoires d’automobile, raffinage et distribution du pétrole, construction et entretien des routes, services d’hébergement et de restauration à proximité des routes, ateliers de réparation et de vente d’automobiles). Le système automobile a également facilité la construction d’habitations pavillonnaires à la périphérie des villes et l’implantation de complexes commerciaux et de divertissement. En outre, l’automobile est devenue le moyen de mobilité individuelle qui domine les autres modes de déplacement (marche, vélo, transport collectif, etc.) et qui a contraint les gens à redéfinir leurs pratiques quotidiennes. À l’instar des villes occidentales – et en particulier des villes étasuniennes –, depuis le début du XXe siècle, les villes québécoises ont été transformées par le système automobile.
L’arrivée de l’automobile dans les villes et les régions québécoises est encouragée par des acteurs et des institutions, en particulier les gens qui militent au sein du mouvement pour les bonnes routes et dont les membres s’inspirent des stratégies adoptées au sud de la frontière. C’est que les incidences de l’établissement d’un réseau routier québécois moderne sont nombreuses. Reliant les villes, des chemins de qualité permettent d’accroître le tourisme étranger et de stimuler les économies locales. Pour répondre aux attentes des automobilistes, en 1912 un département de la Voirie est créé – ce dernier est sous la direction du ministère de l’Agriculture – et l’Assemblée législative adopte la Loi des bons chemins qui s’accompagne du financement nécessaire à l’amélioration des routes. Les défenseurs d’un réseau de routes revêtues souhaitent notamment que les axes reliant le sud du Québec aux États-Unis soient privilégiés pour attirer les touristes. En outre, un programme d’aménagement de chemins en bon état permet d’ouvrir de nouvelles régions au tourisme. En abandonnant le système des corvées qui a longtemps caractérisé l’entretien des routes, l’État devient un acteur de premier plan du développement routier et autoroutier figure 2.
Entre son introduction au début du XXe siècle et les années 1920, l’automobile est utilisée surtout par les membres de l’élite pour accéder aux espaces de détente et de villégiature. En d’autres mots, elle sert à sortir de la ville. À l’instigation du ministère de la Voirie constitué en 1914, qui veille à la construction des chemins et à la promotion touristique, les automobilistes empruntent les grandes routes traversant les villes et les villages pittoresques du Québec. L’amélioration de la surface des chaussées grâce au recours au macadam huilé, à l’asphalte ou encore au béton bitumineux constitue un autre facteur favorisant l’usage accru de l’automobile individuelle.
Conçues d’abord comme des véhicules de promenade, les automobiles circulent de plus en plus dans les rues des villes dont les voies sont larges et revêtues de pavés. À partir des années 1920, ce mode de transport individuel donne ainsi accès aux nouveaux espaces résidentiels aménagés à proximité du centre figure 3. L’automobile permet alors de dissocier les lieux de travail et d’habitation, les zones d’affaires des zones résidentielles. Les planificateurs et les ingénieurs en circulation se préoccupent de la place accrue de l’automobile dans les villes et des conflits qu’elle engendre (Diefendorf, 2000: 170). Les courants urbanistiques en vogue à partir de la fin du XIXe siècle en Amérique du Nord, comme l’embellissement civique (City Beautiful) ou le City Efficient, sont pour la plupart favorables à la présence de l’automobile dans les villes et préconisent la redéfinition formelle et fonctionnelle du réseau viaire au détriment des autres modes de transport considérés incommodants.
Au cours de la première moitié du XXe siècle, décongestionner le centre, canaliser le trafic, soulager les rues encombrées, relier les voies urbaines et assurer des liaisons entre les composantes de la ville sont les principaux besoins que les ingénieurs en circulation doivent assurer (Ville de Montréal, 1944: 31). Les défenseurs d’un réseau viaire moderne reprennent l’idée selon laquelle l’état de santé d’une ville dépend de son système artériel. Utilisant l’analogie entre le corps humain et le réseau routier, ils considèrent que ce dernier doit être un «tracé rationnel et ingénieux qui décongestionne […] la ville populeuse et enfiévrée…» (Leduc, 1939: 11).
Plusieurs efforts sont déployés pour que les villes s’adaptent à l’automobile. On renonce ainsi à une organisation urbaine considérée périmée en élargissant les rues au détriment de l’espace réservé aux piétons ou encore des rangées d’arbres. Autre conséquence de la circulation, le stationnement des véhicules dans les rues donne lieu à des mesures visant à l’encadrer. En outre, des aires de stationnement sont aménagées hors voirie, la plupart du temps sur des terrains laissés vacants à la suite de la démolition de bâtiments.
Les années 1950 et 1960 marquent une rupture en ce qui a trait à la présence de l’automobile dans les villes québécoises. Soutenus par une vision de la ville et de l’aménagement selon laquelle la circulation efficace est un gage de modernité et d’efficacité, les changements apportés au réseau viaire sont significatifs. Après la Seconde Guerre mondiale, plusieurs travaux routiers d’envergure sont réalisés, notamment à Montréal. Pensons à l’élargissement du boulevard Dorchester (actuellement René-Lévesque) en 1955, à la construction de l’échangeur à la jonction de l’avenue du Parc et de l’avenue des Pins (1959-1961) figure 4 , ou encore à l’aménagement de la voie Camillien-Houde (1958-1961) qui permet de traverser le mont Royal en automobile.
Fortement critiqué pour ses effets néfastes sur la vitalité des villes, le système automobile a produit des formes urbaines particulières, en rupture avec celles qui existaient au XIXe siècle. L’urbain s’est diffusé grâce au recours accru aux technologies de communication et de mobilité. Dans le même temps, l’urbanité – dont l’un des éléments clés est la centralité – aurait perdu de son attrait sous l’effet des interventions visant à adapter la ville à la circulation automobile. Dans les années 1960, le déploiement du réseau autoroutier a particulièrement nui à la vitalité sociale et économique des quartiers centraux et des centres-villes traditionnels. Toutes les villes québécoises ont été bouleversées par ces changements, à divers degrés figure 5.
Comportant moins de deux cents voitures particulières immatriculées en 1901, le parc automobile du Québec connaît une croissance exponentielle au cours des décennies suivantes. Cela dit, à l’échelle canadienne, un examen du taux de motorisation au Québec montre un décollage tardif par rapport à une province de taille démographique comparable, comme l’Ontario tableau 1. Au cours des années 1920, l’introduction de modèles de voitures particulières plus abordables destinées à un marché de masse donne un élan à la motorisation des ménages québécois. Il reste que l’écart entre le nombre de voitures particulières immatriculées au Québec et en Ontario demeure substantiel, bien qu’il se soit amoindri après la Seconde Guerre mondiale. Ainsi, jusqu’en 1961, on retrouve au moins deux fois plus de voitures particulières immatriculées par 100 habitants en Ontario. Il y a également beaucoup plus d’automobiles immatriculées en Saskatchewan et en Colombie-Britannique qu’au Québec. Il faut regarder du côté du pouvoir d’achat des ménages pour comprendre la progression contrastée qu’affiche le nombre de véhicules immatriculés, notamment entre les deux provinces les plus populeuses (Charland, 1992: 153). Disposant d’un revenu disponible moindre que celui de leurs voisins ontariens, les ménages québécois paraissent sous-motorisés.
Province | Année | Population | Automobiles immatriculées | |
Nombre | Par 100 habitants | |||
Québec | 1901 | 1 648 898 | *167 | 0,01 |
1911 | 2 005 776 | 1 878 | 0,1 | |
1921 | 2 360 510 | 54 670 | 2,3 | |
1931 | 2 874 662 | 177 485 | 6,2 | |
1941 | 3 331 882 | 232 149 | 7,0 | |
1951 | 4 055 681 | 350 435 | 8,6 | |
1961 | 5 259 211 | 909 722 | 17,3 | |
Ontario | 1901 | 2 182 947 | *1 176 | 0,05 |
1911 | 2 527 292 | 11 339 | 0,5 | |
1921 | 2 933 662 | 206 521 | 7 | |
1931 | 3 431 686 | 562 216 | 16,4 | |
1941 | 3 787 655 | 739 194 | 19,5 | |
1951 | 4 597 542 | 966 357 | 21 | |
1961 | 6 236 092 | 1 794 444 | 28,8 | |
Saskatchewan | 1901 | 91 279 | *22 | 0,02 |
1911 | 461 432 | 1 304 | 0,3 | |
1921 | 757 510 | 61 184 | 8,1 | |
1931 | 921 785 | 91 805 | 9,9 | |
1941 | 895 992 | 94 973 | 10,6 | |
1951 | 831 728 | 137 038 | 16,5 | |
1961 | 925 181 | 228 269 | 24,7 | |
Colombie-Britannique | 1901 | 178 657 | **176 | 0,09 |
1911 | 392 480 | 2 220 | 0,6 | |
1921 | 524 582 | 32 900 | 6,3 | |
1931 | 694 263 | 97 932 | 12,9 | |
1941 | 817 861 | 105 410 | 12,9 | |
1951 | 1 165 210 | 213 770 | 18,3 | |
1961 | 1 629 082 | 467 370 | 28,7 |
D’autres facteurs peuvent expliquent les divergences de trajectoires dans la diffusion de l’automobile. Ainsi, à partir des cas américain et français, plusieurs chercheurs ont montré que l’existence d’un réseau routier de bonne qualité est une condition nécessaire au processus de motorisation des ménages (McShane, 1994 ; Dupuy, 1995). En outre, dès l’avènement de l’automobile au tournant du XXe siècle, seule la ville offre les services nécessaires à son utilisation: fabricants, vendeurs, mécaniciens, chauffeurs, etc. (McShane, 1994). Comme nous l’avons souligné, loin d’être un mode de transport utilitaire, la voiture est alors un objet de luxe qui sert aux promenades des élites urbaines. Cela dit, des études sur la diffusion de l’automobile dans les milieux ruraux ont montré qu’à partir du moment où les pouvoirs publics s’engagent dans la construction de bonnes routes, le parc automobile rural surpasse celui des villes (Kline, 2000 ; Bloomfield, 1989: 145).
À l’échelle québécoise, comment se comportent les villes quant à la croissance du parc automobile dans le premier tiers du XXe siècle? Une comparaison entre les trois villes-centres comptant alors le plus d’automobiles au Québec (Marchand, 1988: 27) met en relief qu’en 1921 Sherbrooke – la ville la moins populeuse du trio – est la plus motorisée des trois avec deux fois plus d’automobiles par 100 habitants que Montréal et Québec tableau 2. En outre, on dénombre sensiblement plus de véhicules motorisés immatriculés à Montréal qu’à Québec.
Ville | Année | Population | Automobiles immatriculées | |
Nombre | Par 100 habitants | |||
Montréal | 1901 | 267 730 | *210 | 0,08 |
1911 | 467 986 | 1234 | 0,26 | |
1921 | 618 506 | **13 500 | 2,2 | |
1931 | 818 577 | ***62 627 | 7,7 | |
Québec | 1901 | 68 840 | 21 | 0,03 |
1911 | 78710 | 87 | 0,11 | |
1921 | 95 193 | **2 028 | 2,1 | |
1931 | 130 594 | ***9 094 | 7 | |
Sherbrooke | 1901 | 11 765 | 16 | 0,14 |
1911 | 16 405 | 97 | 0,6 | |
1921 | 23 515 | **1 071 | 4,6 | |
1931 | 28 933 | 3 118 | 10,8 |
La période qui précède l’ère du tout automobile, c’est-à-dire des espaces et des milieux de vie aménagés en fonction des déplacements faits en voiture motorisée, produit quelques innovations architecturales. Pour accommoder l’automobile, le cadre bâti est transformé de différentes façons. Cela dit, de nouveaux types architecturaux liés à l’automobile, comme le garage, se répandent progressivement. Dans un premier temps, on utilise les remises pour les voitures à cheval afin d’y loger les véhicules automobiles. Généralement, pour différentes raisons, les premiers garages sont détachés de la maison. On craint notamment les explosions et les incendies en raison de la présence du combustible (Goat, 1989: 63). C’est dans les années 1920 que le garage commence à être incorporé à la maison. Ainsi, il est plus facile d’y installer l’eau courante et l’électricité. Implanté en retrait par rapport à la rue, le garage est accessible grâce à une allée figure 6. À partir du moment où il est intégré à l’habitation, il semble que le garage doive demeurer à l’abri de la vue. Dès lors, dans les beaux quartiers, il est fréquemment dissimulé sous une butte aménagée en rocaille et on y accède par la façade latérale de la maison.
Les années 1950 sont particulièrement importantes quant aux conséquences de la présence de l’automobile dans les nouveaux quartiers résidentiels, alors que de plus en plus de lotissements suburbains sont conçus pour accueillir des ménages qui se déplacent en automobile. Jusqu’à ce moment, la présence de garages intégrés aux habitations était limitée et on les retrouvait surtout dans les quartiers aisés. Avec la démocratisation de l’automobile et l’extension des quartiers périphériques, les types d’habitation urbaine comme le duplex sont également transformés pour faire place au véhicule motorisé. Dans des villes de la banlieue de l’île de Montréal qui connaissent une forte expansion démographique au cours des années 1960, comme Saint-Léonard, Anjou et LaSalle figure 7, on assiste à la mutation de cette forme d’habitation urbaine petite et collective pour y intégrer un garage. Plus spacieux et mieux éclairés que les anciennes maisons en raison de changements formels, notamment le fait d’être détachés sur trois et parfois quatre côtés, les duplex construits à Montréal après la Seconde Guerre mondiale se distinguent de la formule plus ancienne notamment par la disparition de l’escalier extérieur qui mène à l’étage supérieur. Cela dit, pour permettre l’intégration du garage, le rez-de-chaussée est surélevé.
Le garage est progressivement intégré dans la planification des immeubles de bureaux et des immeubles d’appartements, des grands magasins et des hôtels. À Montréal, le siège social de l’entreprise Canada Cement inauguré en 1922 sur le square Phillips figure 8, au cœur du nouveau centre des affaires, serait le premier dans la métropole à être conçu avec un stationnement souterrain (Poitras, 1996). À la fin de la décennie 1920-1930, de plus en plus d’édifices d’importance sont dotés de stationnements. Cela ne va pas sans poser un défi architectural, comme le souligne Jacques Lachapelle au sujet de la planification de l’édifice Dominion Square sur la rue Sainte-Catherine Ouest à Montréal:
Des bâtiments fonctionnels liés au commerce de l’automobile et dont l’architecture pourrait être a priori banale, voire insignifiante, témoignent aussi d’une recherche poussée quant à leur organisation et à leurs attributs architecturaux. Ainsi, les premiers bâtiments construits au tournant des années 1910-1920 pour abriter les commerces de vente d’automobiles affichent des caractéristiques particulières. Généralement, ils sont situés dans les beaux quartiers, à proximité d’une clientèle aisée qui souhaite se procurer ce nouveau bien de consommation. Une analyse de la liste des commerces vendant des automobiles à Montréal fournie dans les annuaires Lovell révèle une proximité spatiale entre marchand et client. Au début des années 1910, les rares vendeurs d’automobiles se trouvent près du centre des affaires (l’actuel Vieux-Montréal), sur les rues Guy, Saint-Jacques et Berri. Même le grand magasin Morgan implanté au square Phillips, sur la rue Sainte-Catherine, offre à ses clients la possibilité d’acheter le nouveau produit de luxe. Une dizaine d’années plus tard, la situation s’est transformée. D’une part, on remarque la multiplication et la spécialisation des commerces liés à l’automobile (pièces, réparations et fabricants) et, d’autre part, le nombre de concessionnaires a explosé. Ces derniers sont implantés sur les rues marchandes des quartiers résidentiels avec une préférence accordée aux secteurs où habitent les couches moyennes et supérieures. Par exemple, dans la petite municipalité suburbaine d’Outremont, on dénombre trois importants concessionnaires sur l’avenue Laurier, la rue Bernard et la rue Durocher figure 9. La portion où se croisent l’avenue du Parc et la rue De Bleury, près de la rue Sherbrooke à l’extrémité est du Square Mile, concentre aussi plusieurs vendeurs. Il en va de même du tronçon de la rue Sainte-Catherine Ouest, près de la municipalité de Westmount.
Érigés entre la fin des années 1910 et le début des années 1930, les bâtiments servant de salles d’exposition et de lieux de vente affichent des caractéristiques architecturales analogues à celles de bâtiments qui ont les mêmes fonctions aux États-Unis1Dans le Near South Side à Chicago, sur les avenue Michigan, Wabash et Indiana, un secteur patrimonial protégé nommé Motor Row a été constitué. Il regroupe une grande concentration de commerces liés à l’automobile construits durant les trois premières décennies du XXe siècle. Plusieurs villes aux États-Unis avaient alors un secteur consacré au commerce lié à l’automobile. À Montréal, la géographie du commerce automobile était plus éclatée.. Ainsi, de vastes vitrines au rez-de-chaussée permettent d’exhiber les nouveaux véhicules. D’abord de taille modeste, les édifices gagnent en hauteur au fur et à mesure que l’automobile se répand. Leurs concepteurs ont recours à des structures en béton armé qui permettent d’aménager des rampes d’accès par lesquelles on monte et descend les véhicules. On peut ici mentionner l’étonnant garage Motordrome construit sur la rue Sherbrooke près de la rue Saint-Denis à Montréal en 1919-1920 selon les plans de l’architecte montréalais Ernest Cormier (1885-1980) (Gournay, 1990: 35). Derrière une façade enchâssée dans un alignement d’habitations traditionnelles revêtues de pierre grise se déploie une structure en béton armé accueillant la salle d’exposition et les ateliers d’entretien. Le garage de la rue Sherbrooke Est se distingue par sa grande vitrine dépouillée et encadrée de deux piliers. Situé en plein cœur d’un quartier résidentiel où vivent des représentants des professions libérales, il apparaît comme une étrange intrusion évoquant la modernité technologique. Il constitue néanmoins un exemple éloquent du prestige qu’on souhaite associer à l’automobile.
Au début des années 1930, à Montréal, quelques bâtiments consacrés à l’automobile ont aussi été réalisés dans un esprit Art déco. Cela dit, la modernité sous-jacente au nouveau véhicule motorisé n’est pas forcément reflétée dans les bâtiments conçus pour abriter les vendeurs d’automobiles. Ainsi, des styles architecturaux historicistes sont employés pour maintenir une image de marque et de raffinement. Les façades principales sont revêtues de brique et l’ornementation, parfois élaborée, demeure inspirée du classicisme. Conçus par des architectes locaux de renom, les bâtiments sont implantés sans marge de recul, en continuité avec les façades adjacentes. Leur rôle est analogue à celui des autres magasins, à savoir offrir de vastes vitrines mettant en valeur la marchandise. Les passants, les automobilistes et les personnes circulant en tramway peuvent admirer les produits offerts. En bref, les bâtiments rattachés au commerce de l’automobile érigés dans les années 1920 et 1930 sont conçus pour attirer le client et répondre à des impératifs utilitaires.
Tout au long du XXe siècle, la ville s’est adaptée aux nécessités de l’automobile, mettant en cause certaines caractéristiques et valeurs de la vie urbaine. La subordination de l’aménagement des villes aux déplacements effectués en automobile a été critiquée avec véhémence par plusieurs penseurs de la ville moderne. La fonction circulatoire s’est substituée à celle de l’habiter (Lefebvre, 1970) et la rue a perdu sa fonction d’espace public pour devenir une voie de circulation (Jacobs, 1961). Les villes québécoises ne sont pas demeurées à l’abri des mutations entraînées par le système automobile, même si les changements survenus se sont faits à un rythme un plus lent qu’aux États-Unis ou dans certaines provinces canadiennes. Ainsi, la structuration urbaine de plusieurs villes intégrées au sein d’une région métropolitaine et qui ont connu un taux de croissance démographique élevé au cours de la seconde moitié du XXe siècle affiche une quasi totale soumission aux déplacements effectués en automobile. Pensons à Laval, Brossard, ou encore Sainte-Foy, dont les populations sont passées respectivement de 45 000 à 360 000, de 2 500 à 65 000 et de 5 200 à 72 000 habitants entre 1951 et 2001. Les principes de l’urbanisme fonctionnaliste selon lesquels les fonctions urbaines doivent être strictement séparées dans l’espace y sont appliqués avec conviction. Le partage de l’espace urbain s’effectue selon quatre fonctions fondamentales: habiter, travailler, se récréer et circuler. Les règlements relatifs à l’occupation du sol sont conçus de manière à éviter les conflits entre les usages. Aussi, les voies sont hiérarchisées en vue de protéger les espaces résidentiels de la circulation rapide, tout en leur maintenant une bonne accessibilité. Les commerces de tailles diverses, les centres commerciaux, les immeubles de bureaux et les institutions publiques s’étalent le long de grands boulevards anonymes. L’affichage est conçu pour être vu et décodé en roulant en automobile. Les lotissements résidentiels sont aménagés avec des rues en cul-de-sac2L’aménagement des rues en cul-de-sac a été conçu aux États-Unis à Radburn au New Jersey, prototype d’une ville construite à la fin des années 1920 pour l’ère de l’automobile. en vue de préserver la tranquillité.
Certaines portions de territoire urbain au Québec ont été moins touchées par l’adaptation de la ville à l’automobile. Par exemple, constitués en tant que secteurs protégés depuis les années 1960, les arrondissements historiques de Québec et de Montréal ont fait l’objet d’interventions plus respectueuses du tissu urbain ancien, bien que certaines insertions en aient affecté l’intégrité urbanistique et architecturale. Depuis quelques années, les pouvoirs publics tentent de réparer les méfaits causés par l’emprise de l’automobile sur l’espace urbain. Pensons notamment au stationnement étagé gauchement baptisé place De La Dauversière aménagé en 1956 en face de l’hôtel de ville de Montréal figure 10. En 1997, cette structure fut démolie pour être remplacée par une place publique. Au cours du XXe siècle, le Champ-de-Mars et la place D’Youville à Montréal ont aussi été sacrifiés pour permettre aux automobilistes d’accéder plus aisément au centre. Tandis que les milieux suburbains et périurbains continuent à être aménagés en fonction des déplacements effectués en automobile, les centres historiques et les quartiers anciens font l’objet d’interventions urbanistiques visant à discipliner l’usage de la voiture. Restreindre l’espace occupé par l’automobile est devenu un leitmotiv récurrent des responsables de l’aménagement urbain. Il reste que l’influence du système automobile dans la transformation et la constitution des tissus urbains a été fondamentale au XXe siècle, d’où l’intérêt d’adopter une conception de la ville et des lieux qui s’arrime à celle de la mobilité et des flux.