Des dernières décennies du XIXe siècle à la Révolution tranquille, l’action de l’État québécois dans le domaine de la santé suit deux voies bien distinctes. L’État prend graduellement en charge les services d’hygiène publique. Les services curatifs sont au contraire laissés essentiellement au secteur privé et à un marché de soins à peine bridé par les contrôles de l’État, bien qu’il soit subventionné en partie.
Ces deux voies par lesquelles progresse l’action sanitaire de l’État, nous en retracerons le parcours: législation et réglementation, surveillance, planification, financement et prise en charge des services seront examinés. Quelques principes qui ont légitimé les incursions de l’État seront soulignés: puissance de la nation, richesse collective, sécurité, accès aux soins. En leur nom seront justifiés divers accrocs aux libertés individuelles pourtant diligemment protégées par le libéralisme ambiant. L’action sanitaire de l’État s’accompagne en effet de contraintes pour les individus, d’obligations, et parfois même d’une exclusion sociale ponctuelle ou prolongée.
Les grandes étapes d’un quadrillage du territoire sous le contrôle de l’État aux fins de l’hygiène publique seront d’abord établies. Suivront ses actions dans le domaine curatif, en particulier celles qui concernent les hôpitaux, moins tardives et plus intenses qu’il est coutume de les présenter.
La formation du système d’hygiène publique peut être divisée en trois phases. Avant les années 1880-1890, l’hygiène publique préoccupe les groupes dirigeants essentiellement en période de crise sanitaire, menant le plus souvent à des actions temporaires. Le gouvernement du Québec met ensuite progressivement en place toute une série de mesures permanentes, d'abord en confiant aux dirigeants locaux la mise en vigueur d'une législation provinciale d'hygiène, puis en s'octroyant graduellement le contrôle direct des services à partir des années 1920. À chacune de ces trois phases, l’argumentation déployée par les promoteurs de l'hygiène publique met l’accent sur des questions de sécurité, de puissance et de richesse de la nation.
Le XIXe siècle s’ouvre sur une loi qui renforce les mesures existantes pour prévenir l’introduction en sol canadien de maladies dites pestilentielles ou contagieuses. Les navires venant de l’étranger seront inspectés, et la quarantaine sera imposée pour ceux où une maladie à caractère épidémique est détectée. Ce dispositif prophylactique est renforcé en 1832 par l’érection d’un hôpital de quarantaine à la Grosse-Île en aval de Québec. Par ces mesures permanentes, on espère sécuriser la principale porte d’entrée en territoire colonial. L'organisation d’un service gouvernemental de vaccination contre la variole, effective entre 1815 et 1823, sera moins durable.
Au milieu du XIXe siècle, avec l’instauration du régime municipal québécois, les municipalités deviennent responsables du bien-être des populations locales et sont autorisées à adopter des règlements d’hygiène. Ce pouvoir délégué aux municipalités ne sera exercé qu’avec peu de détermination lors des premières décennies. Des règlements, certes, sont émis, mais peu d’efforts sont consacrés à leur mise en application. Tout de même, dans diverses localités, les comités responsables des questions d’hygiène qui sont graduellement établis peuvent se muer en outil de gestion de crise lors d'épidémies Voir figure 1. Une municipalité, celle de Montréal, va plus loin en établissant dans les années 1860 et 1870 un premier service de santé municipal permanent au Québec, sous la direction d’un médecin (Farley, Keel et Limoges, 1995; Gaumer, Desrosiers et Keel, 2002). À Québec, le service de santé ne sera vraiment actif sur une base régulière qu’à partir des années 1880-1890 (Lemoine, 1983).
De façon permanente, il existe donc à l’échelle locale des organismes responsables de la santé publique (les municipalités), et à l’échelle coloniale un filtre à l’arrivée des navires. Mais c’est surtout de façon ponctuelle, par temps d’épidémie, que l’État devient vraiment actif: ouverture d’hôpitaux temporaires, engagement de médecins pour soigner les pauvres, resserrement dans l’application des règlements, parfois même création d’un organisme central chargé de gérer la crise. C’est à la suite d’une grave épidémie de variole que, finalement, un tel organisme sera définitivement établi en 1887.
L’adoption d’une loi d’hygiène provinciale et la création du Conseil d’hygiène de la province de Québec (CHPQ, 1886-1887) représentent un tournant notable dans l’action de l’État. Le gouvernement du Québec oblige alors les municipalités à créer un «bureau de santé» ou à nommer un officier responsable dans les petites localités, et à mettre en vigueur la loi et les règlements provinciaux.
Dans une première période, le CHPQ déplore le peu d’empressement des municipalités à s’acquitter des tâches qui leur sont imparties. Plus d'une réticence s'exprime ici, parfois ouvertement, plus souvent sous la forme d’une inertie des élus locaux. L’autonomie et l’autorité de ces derniers se trouvent amoindries, du moment qu'ils deviennent les exécutants de décisions prises en plus haut lieu. Plusieurs édiles répugnent aussi aux dépenses élevées que nécessitent les travaux d’assainissement des approvisionnements en eau et d’évacuation des eaux usées1Les coûts d'établissement d'un réseau d'égouts à Montréal au XIXe siècle avaient déjà suscité bien des hésitations (Gagnon, 2006).. Enfin, certaines des mesures imposées briment les libertés individuelles et ont un caractère intrusif déplaisant. Bon nombre de médecins, par exemple, sont attachés aux principes d’une médecine «libérale» où les rapports entre patient et médecin excluent tout autre acteur, ce qui vaut pour l’État. Ils voient d’un mauvais œil la déclaration obligatoire de maladies contagieuses, la certification des causes de décès, la salarisation de confrères dans les services publics ou l’intervention des employés de ces services auprès de leurs patients lorsque des mesures de quarantaine et de désinfection sont appliquées. Par ailleurs, le CHPQ n'obtient que des moyens assez limités pour assurer un contrôle de l’action des dirigeants locaux. Un service d’inspection est établi en 1888, mais il ne compte qu’un seul inspecteur dans un premier temps pour la province, deux à la fin de 1901. Un service de «statistiques vitales», tout petit aussi, est créé en 1893 pour recueillir des données démographiques dont l'analyse permet de repérer des situations sanitaires alarmantes.
Tout de même, l’adaptation aux normes d’hygiène du CHPQ s’effectue graduellement. L'inspection gagne en efficacité avec la création en 1909 d'un service de génie sanitaire pour les approvisionnements en eau et les égouts, puis avec celle d'un service d'inspection régional qui procède en 1913 à un premier quadrillage sanitaire du territoire provincial. Ce territoire comptera dix districts en 1918, quinze en 19212Rapports annuels du Conseil supérieur d'hygiène de la province de Québec pour les années finissant les 30 juin 1918 et 1921, Ls-A. Proulx, Québec.. De plus, après que le gouvernement fédéral eut manifesté l'intention d'exercer un contrôle sanitaire sur les cours d'eau navigables (Guérard, 1993: 105), le CHPQ dispose à partir de 1915 des pouvoirs nécessaires pour contraindre les municipalités à se doter d’approvisionnements en eau sécuritaires, qu'ils soient privés ou publics (Fougères, 2004). L'amélioration est notable, puisque les eaux souvent insalubres distribuées jusqu'alors causaient de fréquentes épidémies de maladies diarrhéiques responsables d'une très forte mortalité en bas âge. Progressivement, des transformations ont donc lieu et les populations locales se convainquent de la nécessité d’assainir l’environnement urbain et villageois, bien que ce ne soit pas au rythme attendu par les dirigeants du CHPQ.
Le contexte de l’après-guerre est favorable à une action plus énergique de l’État. L’examen médical des recrues pour l’armée a révélé le mauvais état de santé de la population. Les ravages de l’épidémie d’influenza en 1918 ont laissé une piètre opinion des remparts de l’hygiène publique. Durant la guerre comme durant l’épidémie, les gouvernements ont mis en place des mesures contraignantes, habituant les citoyens et les citoyennes à des limitations des libertés individuelles pour assurer la sécurité collective. En situation de réclamer plus qu’auparavant, les partisans de l'hygiène publique vont obtenir une intensification de l’action de l’État, qui se manifestera à la fois par le lancement de grands programmes nationaux ou provinciaux et par des réorganisations administratives.
Au fédéral, le ministère de la Santé est créé en 1919. Aussitôt, un programme national novateur vise le contrôle des maladies vénériennes, sources de vives inquiétudes en raison du retour au pays des soldats (Cassel, 1987). Il s’agit du premier programme conjoint fédéral-provincial dans le champ de la santé, par lequel le gouvernement fédéral prend pied dans ce champ de compétence provinciale en proposant aux provinces des montants à dépenser suivant certaines règles. Le Québec adhère au programme et, en 1920, se tourne vers les hôpitaux pour y ouvrir des cliniques antivénériennes. Puis survient une autre réorganisation administrative, cette fois au provincial. En 1922, le CHPQ est relégué dans l’ombre lorsqu’est créé le Service provincial d’hygiène (SPH), lequel sera érigé en Département de la santé en 1936 sous le gouvernement de l’Union nationale. Sous sa gouverne, les dépenses de l’État québécois aux fins d’hygiène publique s'accroîtront rapidement et les services se diversifieront. Sitôt créé, le SPH lance un programme de lutte contre la mortalité infantile et la tuberculose. Il s'agit d’ouvrir des cliniques dans les principaux centres urbains, en s'appuyant sur des associations philanthropiques locales. Les cliniques antituberculeuses dépistent les cas de tuberculose et les orientent vers les traitements appropriés. Les cliniques de maternité et de puériculture effectuent un suivi des enfants et des mères, une démarche déjà entreprise par certains organismes philanthropiques (Baillargeon, 2004). Toutes visent l’éducation de la population: on espère instruire par une pédagogie de terrain, proche des gens, jusqu’à leur domicile par le travail des «infirmières-visiteuses» et à l'aide d'une large variété de moyens de diffusion de l’information, par exemple la tenue de kiosques lors d'expositions à partir des années 1940 Voir figure 2. Sans abandonner les acquis antérieurs en matière d’hygiène du milieu avec les réglementations contraignantes qui y étaient liées, l’hygiène publique se donne ici un visage moins sévère.
L’État finance ces programmes, émet des règles et en surveille l’application, tout en confiant la gestion locale à des acteurs du secteur privé. Dès le début des années 1920 pourtant, les dirigeants du CHPQ caressaient l’idée d’une prise en charge directe des services. Cela se fera par la mise en place progressive des unités sanitaires à partir de 1926 (Desrosiers, Gaumer et Keel, 1991). Celles-ci sont responsables de l’hygiène publique sur le territoire d’un ou deux comtés. Échappant au contrôle des élus locaux, elles constituent une division au sein du SPH et deviennent rapidement son principal poste de dépenses. Au fur et à mesure que progresse leur implantation, les pratiques d’hygiène publique s'uniformisent puisque les unités, semblablement organisées, appliquent partout les mêmes politiques sanitaires (Guérard, 1996).
La majeure partie du territoire habité en viendra à être couvert par les unités sanitaires. Là où de faibles populations sont dispersées sur de vastes zones, le SPH met plutôt en place une organisation distincte des services, avec la nomination d'inspecteurs spéciaux à partir de 1934, puis la création en 1943 de la Division du service médical aux colons (Daigle et Rousseau, 1998). Des infirmières «de colonie» sont dépêchées dans ces zones et y exercent des tâches variées, étant appelées et autorisées à exécuter des actes qui ailleurs sont réservés aux médecins. Quant à la cité de Montréal, elle conserve son propre service de santé. Toutefois, les grandes réformes du début des années 1970 élimineront tout aussi bien ce service que les unités sanitaires, alors que le gouvernement du Québec érigera de nouvelles structures d’hygiène publique (Gaumer, Desrosiers et Keel, 2002).
En somme, de grands programmes sont lancés dans les années qui suivent la Première Guerre mondiale, et le contrôle des services d'hygiène glisse par la suite des autorités locales vers le gouvernement provincial. À ce titre, les réformes de la Révolution tranquille, en renforçant la centralisation de la prise de décisions, ne feront qu’achever un processus entamé dans la décennie 1880-1890, avec l’établissement d’un organisme provincial permanent, et poursuivi par divers programmes instaurés durant l’entre-deux-guerres.
Tout au long de la prise en charge de l’hygiène publique par l’État, ses promoteurs ont dû batailler pour obtenir l’appui des dirigeants politiques. Cela fut d’autant plus nécessaire qu’en plus des dépenses envisagées certaines mesures recommandées par les hygiénistes restreignaient les libertés individuelles. Il fallut par conséquent définir un discours justifiant pareilles dépenses et restrictions. Comme ailleurs, on invoqua les intérêts supérieurs de la nation: sécurité et richesse collectives en particulier.
Pour saisir les ressorts de l’argumentation déployée, ouvrons le manuel d’hygiène publié en 1931 par Joseph-Albert Baudouin, professeur à la faculté de médecine de l’Université de Montréal. Baudouin insiste sur l’importance «que tous les gouvernements consentent des dépenses élevées afin de pourvoir à la protection de la santé et de la vie des citoyens3J.-A. Baudouin, Cours d'hygiène professé à l'Université de Montréal, Montréal, Librairie Déom, 1931, p. 8.». Encore faut-il convaincre les dirigeants, une tâche pour laquelle Baudouin entend donner des outils à ses étudiants: «Quels arguments pouvons-nous donner à nos gouvernants pour les encourager à développer davantage leurs louables initiatives ?4Ibid., p. 8.» La principale réponse est fondée sur «l’évaluation économique des vies humaines». Estimant le salaire annuel moyen à 1 300 $ pour les hommes, montant divisé par deux pour les femmes, Baudouin établit à 14,3 milliards de dollars «la valeur des vies humaines de la province5Ibid., p. 9» en 1921. Partant de là, il affirme que la principale richesse d’une nation est le «capital humain». Dans cette perspective, il insiste sur l’idée que «le chiffre de notre population est la condition même de notre progrès national6J.-A. Baudouin, Cours d'hygiène..., 1931, p. 13.», aidant à développer l’industrie, le commerce, l’agriculture, la colonisation et l’influence politique des Québécois au sein du Canada. Pour enrichir la nation, il faut rehausser la population. La natalité québécoise demeurant élevée, le moyen d’y arriver est de réduire la mortalité. Voilà pourquoi l’hygiène, sauvant les vies, acquiert «une importance vraiment nationale». S'ajoutent à cela les économies qui pourraient être faites en réduisant la morbidité et en prolongeant la durée moyenne de la vie, de même que le soulagement de bien des maux de la société.
En portant ainsi le débat sur le terrain de la société et de la nation, les promoteurs de l’hygiène publique se mettent en situation d’interpeller les gouvernements, dans un type d’argumentation qui est diffusé par divers médias: brochures, livres, articles de journaux et de revues, pancartes, entrevues radiodiffusées, films éducatifs, discours publics.
Par l’hygiène, la santé est un secteur où l’État est amené tôt à intervenir. Au fur et à mesure que s’étend le champ d’action de l’hygiène publique, l’État en vient à prendre le contrôle d’un vaste appareil d’encadrement de la population. L’élaboration de cet appareil a nécessité un vaste effort de planification qui amène les fonctionnaires provinciaux à penser en matière de régions sanitaires. Les processus décisionnels migrent progressivement du local vers le provincial, facilitant une normalisation des mesures mises en place. Le développement de l’hygiène publique nécessite aussi que soient justifiées de nouvelles dépenses et actions de l’État dont certaines restreignent les libertés individuelles. Novatrices, ces actions n’en sont pas moins fondées sur les rôles traditionnels de l’État quant à la sécurité, à la puissance et à la richesse de la nation. Cet arrimage relativement aisé de l’hygiène publique aux responsabilités reconnues de l’État aide sans doute à comprendre que l’action de l’État se soit assez rapidement déployée, plus que dans le domaine des soins aux malades.
Jusqu’à la décennie 1960-1970, les soins aux malades sont confiés principalement au secteur privé. Divers groupes professionnels et de nombreux établissements de santé sont actifs sur un marché de soins peu surveillé par l’État. Ce dernier met tout de même graduellement en place une législation structurant les champs de pratique professionnelle, soutient les hôpitaux suivant des modalités adaptées aux types d’établissements, finance les soins aux démunis et à certaines catégories de patients, avant de finalement prendre le contrôle des services en vue de garantir un accès généralisé à des soins de qualité.
Assez tôt, une législation encadrant l’activité des professionnels de la santé est mise en place. Dans la première moitié du XIXe siècle, elle concerne essentiellement l’attribution de permis de pratique aux médecins, aux chirurgiens, aux sages-femmes et aux vendeurs de médicaments, à la suite d'une évaluation de leurs compétences par un comité d’examinateurs. À partir du milieu du XIXe siècle, la création de corporations professionnelles délimite plus précisément les champs de pratique, les exigences de formation et les rapports entre professions. C’est ainsi que le Collège des médecins et chirurgiens de la province de Québec (CMCPQ) est incorporé en 1847, l'Association homéopathique de Montréal en 1865, l'Association des dentistes de la province de Québec en 1869, l'Association pharmaceutique de la province de Québec en 1870, l'Association des opticiens de la province de Québec en 1906 et l'Association des garde-malades enregistrées de la province de Québec en 1920.
Premier à être formé, le CMCPQ obtient la part du lion, c’est-à-dire un vaste champ de pratique exclusive qui restreint considérablement la concurrence des autres thérapeutes (Bernier, 1988). Le législateur fait là un choix qui ne va pas de soi. À la même époque aux États-Unis, par exemple, on attend du libre exercice de la concurrence qu’il départage les meilleurs praticiens de ceux qui sont moins efficaces: la clientèle reconnaîtra le bon thérapeute et désertera le pire, croit-on (Starr, 1982). La création de champs de pratique réservés repose au contraire sur le principe qu’en vue de protéger la population de praticiens incompétents, voire improvisés, il est nécessaire de filtrer l’accès à l’exercice d’activités thérapeutiques. Partant de quel principe édulcorera-t-on ainsi la concurrence ? Celui des savoirs particuliers et des méthodes que maîtrisent certains groupes de thérapeutes.
Au nom de la sécurité des citoyens, certains groupes professionnels ont donc convaincu les dirigeants politiques de brider la concurrence, à leur avantage. L’État, amené à structurer et à cloisonner les territoires de l’intervention thérapeutique, délègue à des corporations professionnelles la responsabilité de veiller aux intérêts du public et leur accorde certains pouvoirs. Ainsi, les professions qui obtiennent un champ de pratique protégé pourront poursuivre en justice ceux qui empiètent sur leur territoire. La définition de ces territoires donnera lieu à bien des débats, notamment après la Seconde Guerre mondiale avec le développement en accéléré de diverses professions paramédicales (Fahmy-Eid et collab., 1997; Prud’homme, 2011). À divers degrés, les corporations disposent d’un pouvoir d’autorégulation, notamment de réglementation interne de la pratique, de surveillance et de sanction des membres fautifs. Quant au contrôle et au relèvement de la formation des membres, diverses clauses des lois d’incorporation et de nombreux amendements montrent bien qu’il s’agit là d’un enjeu de premier plan.
Si l’État définit les contours des champs de pratique, il n’y pénètre pas. Le rapport thérapeutique dominant met en relation le patient et le professionnel de la santé sans intervention d’un acteur externe, hors l’éventuelle collaboration d’autres professionnels de la santé. Il y a tout de même des exceptions: lorsqu’une compagnie d’assurances agit comme tiers payeur pour l’un de ses clients ou engage un professionnel de la santé; lorsque celui-ci est l’employé d’organismes publics comme les services de santé municipaux ou les unités sanitaires; lorsque le patient est hospitalisé. Examinons ce dernier cas.
On considère généralement que le développement du dispositif hospitalier s’est fait au gré des initiatives éparses d’acteurs locaux. Pour les dirigeants politiques de l’époque, les services hospitaliers n’ont pas ce caractère de nécessité ou d’urgence nationale qui justifie la prise en charge étatique de l’hygiène publique. Pourtant, pour certains types d’hôpitaux ou de clientèles, les pouvoirs publics participent tôt au financement, réglementent, mettent en place des procédures de surveillance, négocient des ententes avec le secteur privé et, dans certains cas, prennent directement en charge les services.
Certains hôpitaux relèvent des gouvernements fédéral ou provincial ou des municipalités. Le gouvernement fédéral, surtout, exerce diverses responsabilités quant à l'hospitalisation. C'est le cas pour les hôpitaux militaires. Peu nombreux en temps de paix, ils se multiplient en temps de guerre. Lors de la Première Guerre mondiale, le gouvernement fédéral prend le contrôle de quelques établissements pour soigner les militaires tuberculeux et construit sur l’île de Montréal un grand hôpital destiné aux militaires et aux vétérans. À la suite de la Seconde Guerre mondiale, des hôpitaux pour vétérans sont ouverts. En raison de ces deux conflits, le gouvernement fédéral s'est doté d’équipements dont il se départit ensuite lorsque les besoins décroissent. D'autres responsabilités hospitalières relèvent de sa compétence sur les affaires internationales. Ainsi, il prend en charge les hôpitaux destinés aux immigrants, dont celui de la Grosse-Île de 1832 à 1937 et l’Hôpital de l’immigration à Québec ouvert à l’aube du XXe siècle. De même, il prend soin des marins étrangers malades, le plus souvent en concluant des contrats avec des hôpitaux ou des particuliers, le tout étant financé à même une taxe perçue des navires. Enfin, il a aussi la charge des soins destinés aux Amérindiens, et là encore il négocie généralement des ententes avec les hôpitaux existants.
Le gouvernement du Québec n'est qu'exceptionnellement propriétaire d'hôpitaux. Il tient tout de même à partir de 1926 un hôpital pour la maladie mentale à la prison de Bordeaux, réservé aux détenus. Ce sont des questions de sécurité qui expliquent la prise en charge étatique. Autre cas exceptionnel, la province devient en 1921 propriétaire du sanatorium antituberculeux à Lac-Édouard lorsque le gouvernement fédéral s'en départit. Enfin, les municipalités peuvent aussi tenir des hôpitaux. Il arrive que, lors d'épidémies, elles ouvrent de petits établissements de quarantaine temporaires, désignés comme des hôpitaux «civiques». Le plus souvent, des locaux ou une maison sont loués, ou encore des écoles lorsque la crise s’aggrave. Dans les dernières décennies du XIXe siècle, trois municipalités rendent permanent leur hôpital «civique»: Montréal, Québec et Sherbrooke. Des ententes sont alors conclues avec un organisme privé religieux ou laïque pour la gestion interne.
Parmi tous les établissements appartenant aux pouvoirs publics, les hôpitaux militaires, les hôpitaux pour prisonniers ou ceux de quarantaine s'élèvent très haut dans l’échelle de la sécurité nationale ou locale. C’est par la sécurité que se justifie en partie la prise en charge gouvernementale de ces équipements. De surcroît, seul l’État, garant des libertés individuelles, a la légitimité et l’autorité nécessaires pour contrôler les admissions et les sorties dans les hôpitaux d'isolement ou les prisons. Bien peu de personnes, non contraintes, iraient dans un hôpital «civique», là où sont retenus d’autres cas de maladies transmissibles potentiellement mortelles. L’usage de telles contraintes ne peut se faire que sous la direction ou la supervision de l’État, et suivant les règles qu’il a établies.
Quatre types d’hôpitaux, sans être soumis directement à l’autorité des gouvernements, en reçoivent la majeure partie de leurs revenus: les hôpitaux pour troubles mentaux, les sanatoriums antituberculeux, les maternités publiques et les hôpitaux pour malades chroniques.
Les hôpitaux pour maladies et handicaps mentaux sont financés essentiellement par l’État, une faible proportion seulement des patients payant leurs séjours. Ce sont les premiers hôpitaux où les velléités de contrôle gouvernemental se font sentir. Déjà en 1851, une loi régit l'administration des asiles privés d'aliénés. Dans les années 1880 et 1890, à la suite d’un vif débat quant au système d’affermage par lequel l’État confie le soin des malades mentaux à des acteurs privés, les asiles passent sous la surveillance du gouvernement provincial avec des visites d'inspection. S'il y a là imposition d’un dispositif de surveillance plus strict que pour les autres types d’hôpitaux, les asiles conservent en fait une grande autonomie. Les séjours moyens y sont particulièrement longs: en 1958 par exemple, 84 % des patients sont hospitalisés depuis au moins un an7Dominion Bureau of Statistics, Mental Health Statistics. Supplement: patients in institutions, 1958, Table 8. Voir figure 4. Il s'agit là d'une mise en retrait de la société, dans des établissements eux-mêmes rejetés aux marges des zones habitées. Le cas des établissements pour handicaps mentaux, où presque tous les séjours sont payés par l’État, est particulièrement éloquent avec des emplacements aux abords de petites agglomérations excentrées, comme Baie-Saint-Paul.
Dans les hôpitaux pour tuberculeux, dont l'établissement débute avec la première décennie du XXe siècle, le financement des soins provient aussi en majeure partie de l'État provincial à partir des années 1920 Voir figure 5 et Voir figure 6). Là aussi, les séjours moyens sont longs, d'environ 150 jours durant la première moitié de la décennie 1950-19608Bureau fédéral de la statistique, Statistique de la tuberculose, titre changeant, années concernées., et par conséquent difficilement à la portée de toutes les bourses, ce qui accroît le besoin d’une aide financière de l’État. Le gouvernement provincial met en œuvre une politique visant à doter chaque région d’un sanatorium, faisant montre d’un plus grand souci de proximité des services que pour les hôpitaux pour troubles mentaux. Les patients tuberculeux, faut-il préciser, n’entrent pas au sanatorium sous une quelconque tutelle comme ceux qui vont à l’asile, et leur séjour ne relève nullement de l’internement. Sans doute, de fortes pressions s’exercent pour qu’ils se retirent au sanatorium, mais aucune loi ne les y oblige. Pour ces patients que l’on doit convaincre de s'exiler, il est compréhensible que le souci de proximité des services s’avère plus présent.
Les maternités dites publiques ne manifestent pas un tel besoin de rapprochement des clientèles. Les deux principales, tenues par des religieuses à Montréal et à Québec, recrutent sur un très vaste territoire. Elles reçoivent surtout des «filles-mères», donc des femmes qui vont enfanter sans être mariées, qui cachent leur grossesse et cherchent refuge dans l'établissement pour des séjours qui vont de quelques semaines à plusieurs mois. C’est la faute morale associée à la conception d'enfants «illégitimes» qui mène à l'hospitalisation, laquelle est en fait basée sur l'exclusion, puisqu’encore au début des années 1940 la majeure partie des autres parturientes accouchent à domicile. Protection de l’ordre moral, marginalité et exclusion pour des périodes assez longues sous de fortes pressions sociales se conjuguent ici pour justifier un soutien financier de l’État.
Les hôpitaux pour malades chroniques ou convalescents obtiennent aussi de l’État, à partir de 1921, une part considérable de leurs revenus. Peu étudiés, ils mériteraient que l’on s’y attarde, ne serait-ce que pour mieux documenter l’histoire encore à faire des soins donnés aux personnes âgées ou non autonomes. Leurs patients sont dans l’incapacité de prendre soin d’eux-mêmes et requièrent des soins suivis. C’est cette incapacité qui entraîne une certaine marginalisation, la mise à l’écart dans un établissement spécialisé pour des séjours souvent définitifs.
Comment expliquer la contribution financière de l’État aux activités de ces quatre types d’hôpitaux ? Tous ont en commun le caractère marginal de leur clientèle et une volonté d’exclusion: aliénés et «idiots», tuberculeux, «filles-mères» et «incurables» sont, pour des raisons variables, rangés à l’écart dans des établissements spécialisés. Les aliénés, les tuberculeux et les mères non mariées entrent sous la contrainte ou sous de fortes pressions sociales liées à des préoccupations d’ordre et de sécurité publiques qui justifient les dépenses gouvernementales; les maternités reçoivent des femmes qui ont contrevenu à l’ordre moral du temps; les hôpitaux pour troubles mentaux reçoivent des personnes qui en raison de leur aliénation ou de leurs déficiences échappent aux règles communément admises; les tuberculeux sont une menace de contagion et de mort. Enfin, les quatre types d’établissements se caractérisent par des séjours d'une durée souvent longue Voir figure 7. Or, bien peu de gens peuvent payer un séjour prolongé. Dans la mesure où l’hospitalisation de ces clientèles est perçue comme une nécessité pour la société, mais une nécessité hors d’atteinte pour les individus et les familles, l’État finance.
D'autres hôpitaux ne reçoivent de l’État qu’un faible soutien financier. Ce sont essentiellement les hôpitaux généraux pour lesquels une logique de développement fondée sur la marchandisation des soins hospitaliers s'impose graduellement à partir des années 1880. Les lois du marché y règlent l’accès aux soins, tempérées toutefois par les soins gratuits ou les tarifs réduits offerts aux pauvres, et à partir de 1921 par un soutien financier du gouvernement provincial pour les patients reconnus indigents.
Les facteurs évoqués pour expliquer, dans d’autres types d’hôpitaux, une action de l’État, ne s’appliquent pas aux hôpitaux généraux. Pas de marginalité ni de mise à l’écart, nul besoin ressenti de cacher, d’isoler ou de contraindre. Les patients entrent comme clients payants sur la recommandation d'un médecin, pour des maladies qui ne sont pas perçues comme une menace pour l’ordre et la sécurité de la nation. La durée moyenne des séjours est courte, passant d’environ 20 à 10 jours du début du siècle à 1960. Compte tenu de ces particularités, les hôpitaux généraux doivent s’établir à proximité de leurs clientèles. Ils sont effectivement les mieux distribués sur le territoire. Longtemps, leur implantation se fait au gré des initiatives locales sous un certain contrôle des autorités ecclésiastiques chez les francophones. Les gouvernements en viendront toutefois à intervenir dans le développement du dispositif d’hôpitaux généraux, surtout à partir de 1921, avec la Loi sur l’assistance publique dont il sera question plus loin.
Les hôpitaux à but lucratif qui commencent à se développer dans les dernières décennies du XIXe siècle ne reçoivent aucune aide de l'État. Généralement petits, ils évoluent d'abord en la quasi-absence de contrôles étatiques. Les tensions de la Crise amèneront toutefois le gouvernement à adopter en 1935 une loi imposant diverses obligations aux établissements, notamment l'obtention d'une licence annuelle après inspection. Certaines municipalités aussi réglementent leur activité. Ce sont les maternités qui préoccupent le plus, les autorités sanitaires s'inquiétant de leur situation hygiénique, et le clergé, de l'absence de rééducation morale des «filles-mères». Encore là, les interventions de l’État sont motivées par des impératifs de sécurité et d’ordre moral.
Hors des questions de sécurité et de maintien de l'ordre, c'est surtout le problème de l'accès aux soins qui règle la progression de l'action de l'État dans le domaine des hôpitaux. Jusque tard dans le XIXe siècle, chacun se faisait préférablement soigner à domicile. Par la suite, la médecine investit l'hôpital et en fait un lieu privilégié de soins, favorisant une augmentation soutenue de la fréquentation. De nouvelles ressources doivent alors être mises en place pour accueillir une clientèle grandissante, de nouveaux mécanismes aussi pour qu'elle accède aux soins. Par étapes, l'État sera amené à agir pour assurer aussi bien la disponibilité des ressources que l'accès.
Avant 1921, l'action de l'État demeure timide. Certes, depuis le début du XIXe siècle, il subventionne divers établissements d'assistance, dont des hôpitaux. Après 1867, le gouvernement provincial maintient cette aide, sous la forme de montants attribués annuellement. En 1901 par exemple, le Montreal General Hospital et l'Hôpital Notre-Dame reçoivent chacun 5 000 $. Des établissements comme le Sherbrooke Hospital et l'Hôtel-Dieu Saint-Vallier de Chicoutimi, plus petits, reçoivent 300 $, d'autres, rien9Données tirées de Québec (province), État des comptes publics de la province de Québec pour l'exercice finissant le 30 juin 1901, 1901, p. 261.. Dans l'esprit de l'époque, il s'agit d'une aide de l'État à la charité exercée par des organismes privés.
Tout autre sera le programme mis en place en 1921 par la Loi sur l'assistance publique, adoptée à la suite de représentations de médecins et d'hôpitaux montréalais débordés devant l'affluence de patients incapables de payer leur hospitalisation. Pour la première fois, on s'adresse à l'ensemble des institutions, pour autant qu'elles soient reconnues d'assistance publique après en avoir fait la demande. Pour la première fois aussi, on finance suivant un barème précis en comptant les journées d'hébergement et en respectant une grille tarifaire. Certes, le programme ne s'adresse qu'à ceux qui sont considérés légalement comme indigents après avoir rempli les formalités requises. Il n'en reste pas moins qu'une part importante des coûts d'hospitalisation d'une catégorie de citoyens se trouvent assurés par l'État. Pourtant, à entendre les politiciens et les fonctionnaires responsables du programme, l'Assistance publique évolue dans le registre de la philanthropie. L'aide de l'État s'adresserait aux établissements, ce qui est acceptable, plutôt qu'aux individus, ce qui l'est moins. Ainsi le directeur du service de l'Assistance publique déclare-t-il en 1924: «Dans la province de Québec, l’État n’hospitalise pas, il ne recueille pas, il ne traite pas; il porte à ceux et à celles qui hospitalisent, qui recueillent et qui traitent, le secours qu’ils sont en droit de réclamer10Québec (province), Rapport du directeur de l’Assistance publique pour l’année finissant le 30 juin 1923, 1924, p. 10..» C'est en réduisant de la sorte l'Assistance publique au statut de simple assistant de la charité privée, à un rôle «supplétif» comme on le désignera, que les promoteurs du programme sont parvenus à le défendre dans un contexte où toute politique socialisante était vivement dénoncée. Ce qui n'a pas empêché Henri Bourassa, politicien proche du clergé catholique, de présenter l'Assistance publique comme «un pas décisif, et même une formidable enjambée, dans la voie pleine de fondrières où la plupart des gouvernements se poussent et se bousculent depuis la guerre surtout: la voie qui mène au socialisme d'État11Henri Bourassa, Une mauvaise loi. L'assistance publique, Montréal, Imprimerie du Devoir, 1921, p. 2.».
C'est donc sous l'habit du philanthrope que l'État québécois a mis en œuvre son principal programme social avant les réformes des années 1960, lequel permettra pour un temps de répondre à une demande croissante de soins. Pour que l’État soutienne de façon plus vigoureuse l'accès aux soins, il faudra que de nouvelles pressions s'exercent.
Durant la Crise, alors que le chômage sévit, plusieurs s’interrogent sur un système de santé où l’hospitalisation est une marchandise hors d’accès pour bon nombre de citoyens. La solution de l’assurance recueille de plus en plus de partisans. Mais faut-il mettre en place une assurance d’État ou privilégier l’assurance privée ? L’assurance doit-elle être obligatoire, viser toute la population ? La Commission des assurances sociales de Québec (commission Montpetit), dans un rapport publié en 1933, suggère d'encourager d'abord le développement des sociétés mutuelles, puis d'examiner la pertinence d'une assurance obligatoire12«Septième rapport», dans Québec (province), Commission des assurances sociales de Québec, publié par ordre du ministre du Travail, 1933, p. 320-321.. Au fédéral comme au provincial durant la guerre, des voix s’élèvent en faveur d’un programme d’État. La Commission provinciale d'enquête sur les hôpitaux (commission Lessard) instituée en 1941 par le gouvernement libéral d’Adélard Godbout, signale «l'urgence qu'il y a pour l'État d'amplifier son intervention dans le domaine de la santé» et recommande «une législation posant les principes d'un système d'assurance-maladie généralisée, comportant une contribution tripartite de l'État, de l'employeur et de l'employé13Québec (province), Commission provinciale d'enquête sur les hôpitaux (commission Lessard), Rapport de la Commission provinciale d'enquête sur les hôpitaux, 1943, tome 2, p. 28 et 33.». Une commission d'assurance maladie est chargée en 1943 de préparer la mise en œuvre d'un tel programme. Du côté fédéral, le gouvernement propose en 1945 aux provinces un programme national d’assurance.
Mais l’opposition est forte. Le projet provincial est enterré par l’Union nationale de Maurice Duplessis après son retour au pouvoir, et le gouvernement fédéral échoue à rallier les provinces14Voir (Canada, gouvernement) Conférence fédérale-provinciale (1945). Mémoires du Dominion et des provinces et délibérations de la conférence plénière, Ottawa, Edmond Cloutier, 1946.. Des acteurs puissants, favorables à l’assurance privée, s'agitent. En 1942, un regroupement d’hommes d’affaires éminents met sur pied l’Association d’hospitalisation du Québec (Croix bleue), un organisme à but non lucratif qui obtient l’adhésion de la majorité des hôpitaux généraux (Guérard et Rousseau, 2006). L'objectif: sauver le caractère privé de l’hôpital, devant la menace d’une prise de contrôle par l’État. S’ajoutent aussi les compagnies d’assurances à but lucratif qui investissent le marché de la santé. Les associations de médecins et les directions d’hôpitaux mettent leur foi dans les forces du marché en soutenant l’assurance privée (Charles, Guérard et Rousseau, 2003). Encore en 1956, la Commission royale d’enquête sur les problèmes constitutionnels (commission Tremblay) favorise celle-ci15Québec (Province), Commission royale d'enquête sur les problèmes constitutionnels, Rapport de la Commission royale d'enquête sur les problèmes constitutionnels (rapport Tremblay), 1956, vol. 3, tome 1, chap. 4: Le bien-être et la santé, p. 101., espérant sauvegarder «la liberté individuelle» et conserver aux institutions «leur caractère charitable et bénévole16Ibid., p. 100.».
S'ils laissent l'assurance au secteur privé, les gouvernements fédéral et provincial financent la construction d’hôpitaux comme jamais auparavant. En plus des fonds de l’Assistance publique utilisés à cette fin depuis 1921, le gouvernement provincial dispose à partir de 1948 de montants provenant du fédéral grâce à un programme à frais partagés de subventions à la santé (Gaumer, 2008; Vaillancourt, 1988). Le programme est ouvert à divers types de dépenses: lutte contre le cancer, la tuberculose et les maladies vénériennes, hygiène mentale, maternelle et infantile, soutien aux enfants infirmes, à la réadaptation, à la formation professionnelle et à la recherche, etc. Au Québec, le tiers des dépenses du programme jusqu'en 1961 ira à la construction d’hôpitaux17Voir les données publiées dans le Programme national d'hygiène 1948-1955, Ottawa, ministère de la Santé nationale et du Bien-être social, 1955. Voir figure 8 et Voir figure 9. Pour Paul Martin, ministre de la Santé nationale et du Bien-être social, l’extension du dispositif hospitalier prépare l’instauration d’une assurance d’État. Généraliser l’accès nécessite en effet que le dispositif hospitalier puisse soutenir une fréquentation plus élevée et offre une meilleure proximité des services. D'après le ministre, le financement par l'État devrait aussi permettre de corriger l'absence de planification et de coordination18Paul Martin, «Le médecin et le programme d'hygiène du Canada», Union médicale du Canada, août 1948, p. 962.. Ces préoccupations sont reprises au Québec par un comité chargé d¹étudier la façon de dépenser l’argent du fédéral. La commission recommande en 1951 de diviser la province par régions sanitaires autour d'un hôpital bien équipé19Québec (Province), J.-Ernest Sylvestre, dir., Enquête sur les services de santé (1948) Province de Québec, tome I, Présentation et synthèse du rapport, 1951, p. 35., ce qui permettrait notamment de réduire la fréquentation des hôpitaux de Montréal et de Québec par des patients venus d'ailleurs.
À en juger par le discours des politiciens, la construction d’hôpitaux à proximité des clientèles rejoint les préoccupations populaires. L’Union nationale, par exemple, mise là-dessus pour mousser sa popularité:
Mais, même si la disponibilité des services est améliorée, le problème de l'accès aux soins demeure (Guérard et Rousseau, 2006). La proportion de Québécois assurés pour l’hospitalisation, bien qu’elle soit considérablement rehaussée durant les années 1940 et 1950, n'atteindra jamais 50 %. Aussi, bien des personnes voient d’un mauvais œil qu’un membre de leur famille, pour bénéficier de l’aide financière de l'État, subisse «l’enquête toujours humiliante [...] sur les moyens financiers de l'assisté21Commission Lessard, Rapport [...], 1943, tome 2, p. 15.» et encoure la honte d’être reconnu indigent. Surtout, les établissements subissent des déficits annuels croissants en raison principalement d'une progression des dépenses en rémunération. L’hôpital doit rehausser ses tarifs, de plus en plus inabordables, et l’assurance doit suivre. Bientôt, les directions hospitalières, les médecins et le clergé catholique doivent se rendre à l’évidence: l’assurance privée ne parvient pas à garantir la survie financière de l’hôpital en même temps qu’un accès satisfaisant aux soins. Cet échec de l’assurance privée consacre aussi l’échec du marché en tant que mode de régulation des soins hospitaliers: l’hospitalisation comme objet de rapports marchands a fait son temps au Québec.
Dans la deuxième moitié de la décennie 1950-1960, la table est mise pour une réforme d’envergure. De nombreuses actions étatiques vont se succéder en cadence serrée durant les années 1960. Arrivé au pouvoir en 1960, le gouvernement libéral de Jean Lesage adhère au programme d'assurance hospitalisation proposé par le gouvernement fédéral depuis 1957, et qu'avait refusé l'Union nationale. L’hospitalisation n’est plus une marchandise. Tous les Québécois, quels que soient leurs revenus, y auront accès. L’État paie. Les établissements ne sont pas étatisés, mais une loi en 1962 réduit l'autorité des propriétaires sur leur administration. De plus, les finances hospitalières dépendent massivement de l'État et sont étroitement surveillées. Bref, il y a prise de contrôle, laquelle atteint son apogée dans les années 1970 avec une vague de cessions d'hôpitaux à l'État provincial. Cette vague coïncide avec un important réaménagement du système de santé et de services sociaux: mise en vigueur d'un régime d'assurance maladie universelle avec la création de la Régie de l'assurance maladie en 1969, puis la Loi sur l'assurance maladie en 1970, la Loi sur l'aide sociale en 1969, la Loi sur les services de santé et les services sociaux en 1971.
Les hôpitaux à but lucratif ne disparaissent pas avec l’assurance hospitalisation en 1961 (Charles et Guérard, 2009). Ils obtiennent d’être payés pour les soins donnés aux patients relevant de l'assurance d'État. Mais les fonctionnaires et les propriétaires d'hôpitaux ne cesseront de s'affronter sur de multiples sujets: tarifs et salaires, qualifications des employés, sécurité, pourcentage de lits réservés aux patients de l’assurance hospitalisation, reddition des comptes... Finalement, la décision est prise dans les années 1970 d'éliminer les hôpitaux à but lucratif.
Les réformes s’alimentent à toute une série d’études et d’enquêtes qui tournent résolument le dos au discours sur le rôle supplétif de l’État, en vertu duquel ce dernier devait aider lorsque la charité privée ne pouvait répondre aux besoins. La Commission d'étude des hôpitaux psychiatriques (commission Bédard) critique vertement un système jugé inepte, dépassé au point de parler d'un «retard honteux22Québec (province), Commission d'étude des hôpitaux psychiatriques (commission Bédard), Rapport de la Commission d'étude des hôpitaux psychiatriques, 1962, p. 132.». Le Comité d'étude sur l'assistance publique (rapport Boucher) porte un jugement très dur. La Commission d’enquête sur la santé et le bien-être social (commission Castonguay-Nepveu), formée en 1966, propose un vaste plan de coordination des services sociaux et de santé sous la direction de l'État. Le vent a tourné, et les commentateurs et les analystes réclament que l’État devienne non seulement le grand argentier, mais également le grand architecte des services. C’est là une des pièces essentielles de la Révolution tranquille, qui a donné naissance au système actuel de santé et de services sociaux, remanié maintes fois, mais dont les fondements demeurent les mêmes.
La prise en charge des services par l'État s'est faite plus rapidement dans le secteur de l'hygiène publique que dans celui des soins aux malades. Ses promoteurs, l'érigeant en rempart contre les maladies contagieuses et la mortalité infantile, ont pu aisément l'associer aux responsabilités traditionnellement reconnues de l'État quant à la puissance, à la richesse et à la sécurité nationales. Par l'hygiène publique, dès le XIXe siècle, la santé devient ainsi un lieu où se défendent ou se perdent les intérêts supérieurs de la nation.
Mais la santé demeure aussi un lieu d’exercice de libertés individuelles, alors considérées comme fondamentales: il revient à chacun, responsable de sa santé, d’adopter de saines habitudes et de quérir les services de thérapeutes ou d’établissements spécialisés. Aussi l'action de l'État dans le domaine des soins s'avère-t-elle plus timide et tardive. Dès le milieu du XIXe siècle, tout de même, l’État restreint les libertés individuelles en délimitant des champs de pratique pour les professions de la santé. Et il est toujours présent dans le secteur hospitalier, bien que ce ne soit qu’à divers degrés: plus un type d’hôpital est associé à des questions de sécurité nationale et d’ordre public, plus le malade est perçu comme un danger pour la société, et plus les séjours sont longs, plus l’action de l’État est énergique et précoce. Cette action est requise en particulier lorsque l'hospitalisation limite les libertés individuelles: seul l'État peut restreindre les droits dont il est le gardien. Jusqu’après la Seconde Guerre mondiale, son action dans le secteur hospitalier est donc, comme pour l'hygiène publique, fortement teintée par les responsabilités qu’on lui reconnaît traditionnellement.
Alors même que l’État élargit progressivement l’éventail de ses actions sanitaires, un marché de soins se développe. L’individu et la famille recourent de plus en plus fréquemment à une expertise externe qu'il faut rétribuer: la capacité de payer un médecin, une infirmière, un déplacement, des tests, une hospitalisation, une intervention chirurgicale, des médicaments, règle l’accès aux services. Cet accès est soutenu par de tierces parties: philanthropie, charité et mutualité d'abord, auxquelles s'ajoutent l'aide de l'État pour les indigents à partir de 1921, puis les assurances privées surtout à partir des années 1940. Ces formes de soutien ne suffiront pas à assurer un accès généralisé. Il reviendra donc à l'État d'universaliser l'accès, dans la mesure où l’on n'y parvient pas au moyen des mécanismes de la charité et du marché.