L’intensité de l’exploitation agricole dans la vallée du Saint-Laurent en 1725
Par Alain Laberge, professeur titulaire, Département des sciences historiques, Université Laval, CIEQCes cartes représentent la situation de l’occupation et de l’exploitation du territoire dans six seigneuries de la vallée du Saint-Laurent autour de 1725. C’est à cette époque que les autorités de la colonie, intendant en tête, procèdent à la confection du papier terrier du Domaine du roi, opération visant à vérifier la situation de la mise en valeur des terres au Canada et à recouvrer certains droits seigneuriaux dus au roi, comme ceux qui s’appliquent à chaque mutation de la propriété d’un fief.


Carte 1Six seigneuries de la vallée du Saint-Laurent autour de 1725: Lotbinière, Neuville, Beauport, Bellechasse, Rivière-Ouelle et Kamouraska
Dans un premier temps, les seigneurs sont tenus de prêter foi et hommage au roi, leur suzerain, en présentant à l’intendant les titres sur lesquels s’appuie la propriété de leurs fiefs. Ce faisant, ils reconnaissent leur lien de dépendance vassalique envers la couronne et réitèrent leur fidélité et leur loyauté à son endroit. Quarante jours plus tard, les mêmes seigneurs doivent déposer l’aveu et dénombrement de chacun des fiefs pour lesquels ils ont porté foi et hommage. L’aveu et dénombrement prend la forme d’un relevé cadastral de toutes les parcelles se trouvant dans une seigneurie donnée, tant les domaines du seigneur que les censives qu’il y a concédées. Ce document présente les parcelles dans leur séquence géographique, ce qui permet de les localiser dans l’espace. Il fournit le nom du censitaire, les dimensions des parcelles en arpents de front et de profondeur, les superficies labourables et en prairies, les bâtiments s’y trouvant, de même que des précisions sur les redevances (principalement les cens et rentes) qui y sont rattachées. C’est grâce à ces données qu’il est possible de cartographier un grand nombre de phénomènes touchant le monde rural seigneurial laurentien de cette époque, quasi intégralement puisque les aveux et dénombrements couvrent à peu près l’ensemble des seigneuries existant à cette époque.
Les aveux et dénombrements permettent donc de saisir la situation du découpage des seigneuries en parcelles, et ainsi d’établir la zone effectivement occupée (l’écoumène) du territoire seigneurial à ce moment précis. Plus spécifiquement ici, comme on dispose, pour chacune des parcelles, des données tant sur leurs dimensions que sur leur superficie en valeur, il devient possible de déterminer la proportion de la terre en exploitation par rapport à la superficie totale de la parcelle, ou ce que l’on pourrait aussi appeler l’intensité relative de leur exploitation.

Figure 1Aveu et dénombrement de Louis Deschamps, écuyer, sieur de Boishébert, lieutenant d’une compagnie du détachement de la Marine en Nouvelle-France et aide-major, tant en son nom comme héritier du feu Jean-Baptiste François Deschamps, de son vivant écuyer et sieur de la Bouteillerie, son père, que comme ayant les droits cédés de maître Charles Deschamps, prêtre chanoine de l’église cathédrale, son frère aîné, pour le fief vulgairement nommé de la Bouteillerie ou Rivière-Ouelle, 2 mai 1725
BANQ-Québec, Fonds Intendants, E1,S4,SS3,P170.
Extrait –Fief de la Bouteillerie ou Rivière Ouelle – Du deux mai 1725
En procédant à la confection dudit Terrier est comparu en notre hôtel Louis Deschamps Écuyer sieur de Boishébert, lieutenant d’une compagnie du détachement de la marine en ce pays et aide-major de cette ville tant en son nom comme héritier de feu Jean Baptiste François Deschamps Écuyer sieur de la Bouteillerie son père, que comme ayant les droits cédés de Messire Charles Deschamps prêtre chanoine de l’Église Cathédrale de cette dite ville son frère aîné et en cette qualité propriétaire du fief vulgairement nommé de la Bouteillerie ou Rivière Ouelle ci-après déclaré, lequel a avoué et déclaré tenir de Sa Majesté le dit fief de la Bouteillerie situé au sud du fleuve Saint-Laurent et contenant deux lieues de front sur une lieue et demie de profondeur, tenant du côté du nord-est à un fief appartenant aux héritières représentant le feu sieur de Saint-Denis et du côté du sud-ouest au fief de la Pocatière appartenant au sieur d’Auteuil, à titre de fief seigneurie et justice, à la charge de la foi et hommage à rendre et porter au Château Saint-Louis de Québec duquel le dit fief relève aux droits et redevances accoutumés suivant la Coutume de Paris et aux autres charges clauses et conditions portées aux titres énoncés en l’acte de foi et hommage que le dit sieur comparant a rendu au Roi entre nos mains le vingt avril dernier.
Sur lequel fief le dit comparant a un domaine établi dans la dite Rivière Ouelle, contenant environ quatre cents arpents de terre en superficie, le dit domaine étant sur une pointe formée par la dite Rivière Ouelle, sur lequel il y a une maison de pièces sur pièces de trente pieds de long sur vingt-deux pieds de large, une grange de charpente close de planche de cinquante pieds de long sur vingt-cinq pieds de large, vingt-quatre arpents de terre labourable et douze arpents de prairie.
Que dans la censive du dit fief à commencer au nord-est sur le bord du dit fleuve Saint-Laurent sont les habitants qui suivent savoir
Augustin Émond qui possède quatre arpents de front sur quarante-deux arpents de profondeur chargés de vingt sols et un chapon de rente et un sol de cens par chaque arpent de front, lequel n’y réside point et n’a aucun établissement ni défrichement.
[…]
Qu’au-dessus est Jean François Pelletier qui possède trois arpents de front sur la dite profondeur, chargés des mêmes cens et rentes, lequel n’y réside point et a quatre arpents de terre labourable et deux arpents de prairie.
Par exemple, pour une censive mesurant trois arpents de front sur quarante de profondeur, soit 120 arpents de superficie totale, sur laquelle se trouvent 30 arpents labourables et 10 arpents en prairies, soit 40 arpents en valeur, cette proportion s’établit à 33,3 %. Sur la carte, ce résultat place donc cette parcelle dans la classe 20,1 %-40 %
. Les cartes associent le résultat de chacune des parcelles à leur classe respective.
Un tel indice d’intensité relative de l’exploitation des parcelles ne doit pas être confondu avec le nombre absolu d’arpents en exploitation sur celles-ci, qui révèle plutôt alors la capacité de production agricole (ce qui pourrait être l’objet d’une autre série de cartes). Il doit donc être clair que l’appartenance d’une parcelle à une classe de pourcentage inférieure à celle de sa voisine ne signifie pas nécessairement que la capacité de production de cette parcelle soit moins grande que celle de sa voisine. Ainsi, la parcelle de 120 arpents carrés de l’exemple ci-dessus, malgré ses 40 arpents exploités, pourrait se retrouver dans une classe inférieure à celle de sa voisine si la superficie de cette dernière n’était que de 60 arpents avec 30 arpents mis en valeur, pour une proportion de terre en exploitation (ou intensité relative) de 50 %. Pourtant, la première parcelle produit évidemment plus que la seconde.
Des cartes de cette nature sont réalisables pour chacune des seigneuries pour lesquelles un aveu et dénombrement a été produit à l’époque de la confection du papier terrier du Domaine du roi. Parmi les six seigneuries du gouvernement de Québec représentées ici, deux se situent sur la rive nord du fleuve Saint-Laurent.
La seigneurie de Beauport
Beauport est l’exemple patent, mais rare, d’une seigneurie concédée très tôt (1634) qui contribue presque immédiatement au premier noyau de peuplement de la colonie grâce à l’activité de recrutement de son seigneur menée en France. En 1725, il s’agit donc d’une seigneurie presque centenaire qui compte au-delà d’une centaine de parcelles et qui, comme on le voit facilement sur la carte, se distingue notamment par l’orientation bien particulière de plusieurs de celles-ci.

Figure 2Plan de la seigneurie de Beauport avant 1634 (détail)
Auteur non identifié (d’après l’original réalisé par Samuel de Champlain), BANQ-Québec, Fonds Ministère des Terres et Forêts, E21,S555,SS3,SSS4,P3.4.


Carte 2La seigneurie de Beauport
La seigneurie de Neuville
Neuville est concédée un peu plus tard (1653), elle aussi par la Compagnie des Cent-Associés. C’est une époque où l’on a bien du mal à attirer et surtout à retenir les éventuels colons, si bien que son occupation effective ne débute réellement que dans la décennie suivante, bénéficiant notamment de l’arrivée des Filles du roi afin de fixer au sol bon nombre de célibataires masculins. En 1725, le premier rang est déjà rempli et c’est en poussant l’occupation du sol vers la profondeur que l’on parvient à dépasser la centaine de parcelles.
Les quatre autres seigneuries cartographiées sont situées sur la rive sud du fleuve Saint-Laurent.


Carte 3La seigneurie de Neuville
La seigneurie de Bellechasse
Bellechasse est une ancienne concession de 1637 restée inoccupée et reconcédée en 1672 par l’intendant Jean Talon juste avant son départ définitif pour la France. Elle se développe dès cet instant et tout près de 100 parcelles s’y trouvent en 1725. Sur le plan de l’occupation du sol, Bellechasse se distingue par l’utilisation de la rivière du Sud, qui la traverse de part en part en son milieu, comme ligne de peuplement.

Figure 3Carte du gouvernement de Québec, 1709
Gédéon de Catalogne et Jean-Baptiste de Couagne. Bibliothèque nationale de France (BNF), département Cartes et plans, GE SH 18 PF 127 DIV 2 P 2.


Carte 4La seigneurie de Bellechasse
Les seigneuries de Lotbinière et de la Rivière-Ouelle
Lotbinière et Rivière-Ouelle font elles aussi partie de la quarantaine de seigneuries accordées par Talon en 1672. Leur situation à bonne distance de la ville de Québec illustre bien à quel point les concessions de cette année-là ont favorisé l’extension du territoire seigneurial. Dans les deux cas cependant, l’éloignement a sans doute contribué à ralentir quelque peu l’occupation puisqu’elles ne comptent respectivement que 49 et 56 censives en 1725, soit autour de la moitié du total de chacune des trois seigneuries ci-dessus. Alors que Lotbinière est un exemple classique d’un schéma d’occupation s’appuyant exclusivement sur le littoral fluvial, Rivière-Ouelle représente une de ces seigneuries où c’est plutôt le cours d’eau intérieur qui sert d’épine dorsale au peuplement.


Carte 5La seigneurie de Lotbinière


Carte 6La seigneurie de la Rivière-Ouelle
La seigneurie de Kamouraska
Kamouraska est concédée en 1674. Il s’agit d’une des premières concessions visant à remplir les vides du territoire seigneurial encore existants après la vague de 1672, un processus graduel qui va durer jusqu’au début du xviiie siècle. La pêche était la vocation initiale de cette seigneurie située en périphérie dans l’estuaire, mais la qualité des sols et le voisinage de seigneuries de peuplement en amont font en sorte que Kamouraska reçoit ses premiers habitants dans les années 1690. En 1725, Kamouraska se situe pratiquement à la limite orientale du peuplement continu de la rive sud du fleuve.


Carte 7La seigneurie de Kamouraska
Ces six seigneuries laïques représentent des terroirs variés sur le plan de l’ancienneté de leur concession, du début de leur occupation et de l’extension de celle-ci. Elles constituent des exemples de choix pour visualiser des phénomènes comme l’intensité relative de l’exploitation des parcelles.
Bibliographie
- Laberge, Alain, avec la collaboration de Jacques Mathieu et Lina Gouger (2010). Portraits de campagnes: la formation du monde rural laurentien au XVIIIe siècle. Québec: Presses de l’Université Laval (coll.
Atlas historique du Québec
) [En ligne]. - Mathieu, Jacques, et Alain Laberge (dir.) (2002). L’occupation des terres dans la vallée du Saint-Laurent: les aveux et dénombrements, 1723-1745. Sillery: Septentrion.
Sources cartographiques
- Papier terrier du Domaine du roi; Aveux et dénombrements (1665-1760). BANQ-Québec, Fonds Intendants, E1,S4,SS3.
- Laberge, Alain, avec la collaboration de Jacques Mathieu et Lina Gouger (2010). Portraits de campagnes: la formation du monde rural laurentien au XVIIIe siècle. Québec: Presses de l’Université Laval (coll.
Atlas historique du Québec
) [En ligne]. - Laberge, Alain avec la collaboration de Jacques Mathieu et Lina Gouger (2010). «Cartographier la vallée laurentienne» dans Alain Laberge, Jacques Mathieu et Lina Gouger (dir.), Portraits de campagnes. Québec: Les Presses de l’Université Laval (coll. «Atlas historique du Québec») [En ligne].
Tous droits réservés. Centre interuniversitaire d’études québécoises (CIEQ)
Dépôt légal (Québec et Canada), 1er trimestre 2025.
ISBN 978-2-921926-92-8 (PDF) – 978-2-921926-93-5 (HTML)
Crédits
- Révision linguistique – Solange Deschênes
- Conception graphique – Émilie Lapierre Pintal en collaboration avec Marie-Claude Rouleau (Élan création)
- Cartographie – Michel Boisvert, Philippe Desaulniers, Louise Marcoux (Laboratoire de cartographie de l’Université Laval) avec la collaboration d’Émilie Lapierre Pintal, d’Adam Lemire et Jean-François Hardy
- Programmation – Adam Lemire avec la collaboration de Tomy Grenier et Jean-François Hardy
- Coordination – Sophie Marineau
Comment citer cette publication
Laberge, Alain (2025). «L'intensité de l'exploitation agricole dans la vallée du Saint-Laurent en 1725» dans Alain Laberge, Jacques Mathieu et Lina Gouger (dir.), Portraits de campagnes. Québec: Les Presses de l'Université Laval (coll. «Atlas historique du Québec»). [En ligne]: https://atlas.cieq.ca/portraits-de-campagnes/interactif/l-intensite-de-l-exploitation-agricole-dans-la-vallee-du-saint-laurent-en-1725.html (consulté le 26 juin 2025).