Point de rupture Tel1
320px X 568px
Point de rupture Tel2
360px X 640px
Point de rupture Tel3
375px X 6670px
Point de rupture Tabl1
768px X 1024px
Point de rupture A0
1024px X 768px
Point de rupture A1
1366px X 768px
Point de rupture B1
1440px X 900px
Point de rupture C1
1680px X 1050px
Point de rupture D1
1920px X 1080px et plus
Point de rupture PRV1
Vertical plus de 768px
Point de rupture PRV2
Vertical plus de 1024px

Ils ne sont plus le peuple qu’ils étaient hier : la culture ouvrière à Montréal-Est au moment de la Confédération

Par Martin Petitclerc, Université du Québec à Montréal, Centre d’histoire des régulations sociales et CIEQ

Au cours du mois précédant les premières élections de la Confédération canadienne en 1867, la presse conservatrice mène une campagne intense afin de convaincre les électeurs ouvriers de la circonscription électorale de Montréal-Est de ne pas voter pour Médéric Lanctôt, un jeune candidat rouge qui prône l’indépendance du Canada et l’association démocratique du capital et du travail. Cette presse est en effet très critique des électeurs de cette circonscription qui envisagent de se ranger sous le drapeau de la révolte contre la société et l’humanité tout entière plutôt que sous celui du candidat George-Étienne Cartier, un homme politique ayant toujours servi la grande cause de l’intelligence, de la respectabilité et du vrai patriotisme. L’amertume de la presse conservatrice est palpable au lendemain de la courte victoire électorale de Cartier. Elle regrette qu’un des grands hommes politiques du pays ait eu à s’abaisser pour affronter ce qu’elle perçoit comme une populace urbaine excitée par un démagogue socialiste (Montpetit, 2003 : 318). Comment, donc, expliquer cette irruption étonnante de la classe ouvrière de Montréal-Est dans les affaires politiques du pays ?1

Montréal-Est

L’élection qui oppose Médéric Lanctôt à George-Étienne Cartier se tient dans le district électoral de Montréal-Est, composé des quartiers Saint-Louis, Saint-Jacques et Sainte-Marie. Ces quartiers sont intégrés au territoire administratif de la municipalité de Montréal depuis 1792. Dans les années 1860, le district de Montréal-Est s’étend approximativement du boulevard Saint-Laurent, à l’ouest, à la rue Papineau, à l’est. Au sud, le quartier Saint-Louis s’arrête au niveau du Champ-de-Mars, à la limite de Montréal-Centre. Plus à l’est, les quartiers Saint-Jacques et Sainte-Marie s’étendent au sud jusqu’au fleuve Saint-Laurent. Les trois quartiers se prolongent au nord de la rue Sherbrooke, un secteur encore peu urbanisé.

Le district de Montréal-Est connaît un développement rapide depuis le milieu du siècle. Il profite de la croissance globale de la population montréalaise qui double entre 1851 et 1871, passant d’environ 56 000 à 107 000 habitants. Les nouvelles populations qui convergent vers Montréal-Est, et surtout vers les quartiers Saint-Jacques et Sainte-Marie, proviennent en grande partie des campagnes environnantes. De nombreux jeunes ruraux quittent en effet les fermes surpeuplées de la plaine de Montréal pour venir s’y installer et dénicher un travail salarié. Conséquemment, de 1861 à 1881, les habitants de Montréal-Est passent de 40 % à 48 % de la population établie sur le territoire historique de la ville (Linteau, 1992). Cette croissance de la population du district permet de fournir en main-d’œuvre les nombreuses manufactures qui y sont créées.

Figure F001

Figure 1Montréal-Est en 1872 (détail)

Plunkett & Brady (1872). Plan of the city of Montreal from a trigonometrical survey made by Plunkett & Brady, engineers, revised and corrected to Dec. 1872 [document cartographique]: made by order of the Mayor Aldermen and Citizensy. Montréal : Burland, Lafricain & Co. Bibliothèque et Archives nationales du Québec (BANQ–Rosemont–La Petite-Patrie), G/3454/M65/1873/P58 DCA.

Les quartiers Saint-Louis et Saint-Jacques sont des quartiers similaires. Majoritairement francophones, ils comptent tout de même 30 % de résidents d’origine britannique. Si l’on fait exception des deux rues bourgeoises que sont Saint-Denis et Saint-Hubert, ces quartiers projettent l’image du petit atelier et du petit commerce. L’axe commercial principal est la rue Sainte-Catherine autour de laquelle s’établissent de nombreuses boutiques artisanales dans les secteurs des métiers du bois et du fer, de l’alimentation, de la chaussure et du vêtement. Saint-Jacques est un quartier résolument ouvrier, composé aux trois quarts de salariés, dont une bonne proportion de jeunes femmes et d’enfants. Le quartier est également le plus densément peuplé de Montréal, une réalité attribuable au remplacement de la vieille maison de planches par le duplex en briques après le grand incendie de 1852. 

Le grand quartier Sainte-Marie est socialement moins homogène. Le petit atelier et le petit commerce dominent à sa frontière ouest ; toutefois, le caractère rural du territoire s’affirme de plus en plus à mesure que l’on s’éloigne vers l’est. Quant à la partie sud du quartier, autour de la rue Sainte-Marie, elle est bien industrialisée. La population y est principalement ouvrière et plus pauvre que dans les quartiers Saint-Louis et Saint-Jacques. La proximité du port et la disponibilité de la main-d’œuvre rendent cette partie du territoire attrayante pour nombre d’entreprises commerciales, industrielles et financières, comme celles de la famille Molson. Entre 1851 et 1891, le nombre d’entreprises manufacturières passe de 17 à 123 dans ce quartier (Lewis, 2000).

Figure C001

Carte 1Médiane des loyers domestiques inscrits sur le rôle d’évaluation locative à Montréal en 1861 (par tronçon de rue)

Note méthodologique: Médiane des loyers domestiques inscrits sur le rôle d’évaluation locative de la Ville de Montréal, juin 1861. Selon le découpage de David Hanna, chaque tronçon de rue comprend entre 30 et 150 familles vivant d’un côté ou de l’autre de la rue.

Le district de Montréal-Est est un territoire mal doté sur le plan institutionnel dans les années 1860, notamment dans sa partie est. Les services publics y sont essentiellement réduits aux services d’ordre et d’incendie. Le système privé d’assistance sociale, malgré les efforts des communautés religieuses du district, est toujours rudimentaire. Plus important, le système des paroisses y est encore peu développé. En effet, la vieille paroisse sulpicienne de Notre-Dame, qui couvre toute l’île de Montréal, n’est fractionnée qu’au milieu des années 1860. Une dizaine de paroisses montréalaises seront créées rapidement après la Confédération, dont quelques-unes dans Montréal-Est. Elles permettront à l’Église de mieux encadrer la nouvelle classe ouvrière urbaine. Lucia Ferretti (1992) a bien analysé ce processus d’encadrement dans la presque paroisse oblate de Saint-Pierre-Apôtre, située à la frontière des quartiers Saint-Jacques et Sainte-Marie (la paroisse n’est pas reconnue officiellement). La population de cette partie de Montréal-Est vit pratiquement sans encadrement religieux avant la construction de l’église Saint-Pierre-Apôtre en 1852. Fervents promoteurs de l’ultra­montanisme, les oblats s’appuient alors sur une mobilisation constante des milieux populaires par des missions, des retraites, des processions publiques et des pèlerinages. Ce n’est toutefois qu’avec la création des nouvelles paroisses, après les élections de 1867, que l’Église a les moyens de s’engager durablement dans l’encadrement de la vie ouvrière urbaine.

Figure C002

Carte 2Principales institutions du réseau de régulation sociale en 1861

Figure C003

Carte 3Lieux de résidence des postulants à l’Union Saint-Joseph entre 1853 et 1855 (par segment de rue)

Cet encadrement institutionnel laïque et religieux rudimentaire permet de comprendre la grande importance des réseaux d’entraide familiale durant le processus d’urbanisation des années 1850 et 1860. Les recherches sociodémographiques ont en effet montré l’existence de réseaux familiaux denses qui relient les quartiers urbains aux milieux ruraux d’origine. Ces réseaux sont souvent le gage d’une installation réussie à Montréal puisqu’ils facilitent la diffusion de l’information, les arrangements relatifs à l’habitation, l’accès au crédit et au marché du travail. De jeunes migrants ruraux peuvent ainsi partager pendant quelques années le domicile d’un frère ou d’une sœur établie en ménage à Montréal depuis plus longtemps, peut-être avec le soutien des parents restés à la campagne. Ces relations favorisent, après quelque temps, l’établissement du nouveau ménage des jeunes migrants à proximité de la famille d’accueil. Cette dernière pourra alors se porter garante financièrement du nouveau ménage afin qu’il puisse trouver un foyer, s’acheter des outils, louer un atelier, etc. Ces liens denses pourront s’étendre à la génération suivante d’autant plus aisément que les parents des ménages du réseau se seront nommés mutuellement parrains ou marraines des enfants de l’autre. C’est pourquoi les chercheurs ont insisté sur la grande puissance d’organisation de ces réseaux familiaux dans un contexte d’urbanisation rapide (Olson et Thornton, 2011).

Le déploiement du réseau familial constitue l’une des principales conditions d’une migration réussie. Il permet à la population issue de l’exode rural de s’intégrer à une vie communautaire dense à Montréal-Est. Mais cette vie communautaire a-t-elle pu être investie d’un sens plus large que celui de la logique de la solidarité primaire et du clan familial ? A-t-elle pu porter des valeurs sociales, économiques ou même politiques qui auraient nourri un projet collectif de transformation sociale ? Allan Greer (1997) a analysé le rôle important de ces sociabilités primaires dans les campagnes révolutionnaires de 1837-1838. Un phénomène similaire expliquerait-il l’irruption de la classe ouvrière dans les affaires politiques en 1867 ? Soulignons que de nombreux enfants des habitants des campagnes rebelles de 1837-1838 peuplent Montréal-Est au milieu du xixe siècle. Plusieurs restent sans doute sensibles aux valeurs d’autonomie et aux idées démocratiques qui avaient été au cœur de l’agitation politique des campagnes quelques années plus tôt. Comme nous le verrons, des manifestations de cette sensibilité semblent bien à l’œuvre dans la formation d’une culture ouvrière mutualiste à Montréal-Est au milieu du xixe siècle.

Une communauté ouvrière mutualiste

L’arrivée des migrants ruraux à partir du milieu du xixe siècle se produit à un moment où la culture ouvrière ne s’est pas encore cristallisée autour d’organismes qui lui sont propres. En effet, les historiens du syndicalisme canadien ont retracé, avant 1850, à peine une cinquantaine d’organisations ouvrières fragiles dans toute l’Amérique du Nord britannique, la plupart n’ayant qu’une brève existence. Ce n’est que dans le dernier tiers du xixe siècle que le syndicalisme se manifeste dans des organisations durables. En fait, le syndicalisme n’est qu’une forme, et peut-être pas la plus importante, de la culture ouvrière en formation au milieu du xixe siècle. Cette culture ouvrière s’appuie avant tout sur la mutualité qui vise précisément à institutionnaliser et à formaliser les pratiques d’entraide familiale et communautaire à l’œuvre dans le processus d’adaptation à la vie urbaine. Ainsi, les ouvriers montréalais joignent une quarantaine de sociétés de secours mutuels florissantes au tournant des années 1860.

En 1851, des compagnons tailleurs de pierre de Montréal-Est viennent par exemple au secours d’un ouvrier, gravement malade, qui ne peut payer ses remèdes ni soutenir sa famille. C’est alors que leur vient l’idée de fonder une société de secours mutuels, l’Union Saint-Joseph de Montréal. Celle-ci se donne pour objectif de venir en aide aux membres et à leur famille en cas de malheur (maladie, vieillesse, décès). Les règlements d’admission de cette association permettent de confirmer l’attrait de ce type de solidarité de proximité. Ils exigent que chaque postulant soit présenté devant l’assemblée par un membre le connaissant et qui doit s’en porter garant. Le postulant est admis à la suite d’un vote secret de tous les membres de l’assemblée. Ces règlements assurent que la mutualité se développe selon une logique communautaire de proximité. Entre 1853 et 1855, les 433 postulants de l’Union Saint-Joseph proviennent ainsi en très grande majorité (70 %) de Montréal-Est. 

La mutualité représente une nouvelle famille selon les mots de ses promoteurs. Cette idée fait référence à un objectif essentiel de la mutualité du xixe siècle, soit celui d’institutionnaliser des liens démocratiques et égalitaires entre les hommes des nouvelles communautés ouvrières. Il ne s’agit donc pas uniquement d’assurer les membres et leur famille contre les risques du salariat, mais bien de prendre le relais de certaines pratiques familiales et communautaires, comme la veille des malades et des morts, l’organisation de funérailles respectables, le soin des veuves et des orphelins ou la recherche d’un travail. La classe ouvrière montréalaise n’est pas un cas unique. Dans les villes britanniques et américaines, les jeunes ouvriers de première génération, ayant quitté les campagnes environnantes, sont les plus susceptibles de joindre une friendly society, telle que les Odd Fellows. Ils tentent ainsi de s’intégrer à ces réseaux d’entraide mutualiste qui fonctionnent comme des familles fictives en appuyant l’effort des familles naturelles dans le processus d’urbanisation. Les travaux des historiens George et Herbert Emery (1999), consacrés aux Odd Fellows du Canada, ont confirmé l’attrait de la mutualité pour les jeunes hommes.

Figure F002

Figure 2L’Union ­Saint-Joseph de Montréal – Départ de la procession de son local, rue Sainte-Catherine, 1898

Alfred Bayard. Bibliothèque et Archives nationales du Québec (BANQ), Le Monde illustré, vol. 14, no 726 (2 avril 1898), p. 769, 0002748014.

Figure F003

Figure 3Manifestation socialiste du 1er mai 1907 qui tourne à l’affrontement en sortant de l’édifice de l’Union Saint-Joseph de Montréal

Bibliothèque et Archives nationales du Québec (BANQ–Grande Bibliothèque), La Patrie, 2 mai 1907, p. 1, 0000082779.

Figure F004

Figure 4Édifice de l’Union Saint-Joseph de Montréal, 1911

Bibliothèque et Archives nationales du Québec (BANQ–Grande Bibliothèque), La Presse, 16 décembre 1911, 0000082812.

À l’Union Saint-Joseph, la construction d’un bâtiment s’avère rapidement nécessaire pour établir cette famille fictive. En 1856, elle demande donc au Parlement de lui reconnaître les pouvoirs d’une corporation, dont celui de posséder des biens mobiliers et immobiliers. C’est Antoine-Aimé Dorion, chef des rouges et député de Montréal, qui présente le projet de loi au Parlement du Canada-Uni. Dès l’adoption de la loi, la société acquiert au coût de 600 livres un lot de 100 pieds carrés situé au coin des rues Sainte-Catherine et Sainte-Élisabeth. On y construit un édifice avec une façade en pierres au coût d’environ 1 400 livres. Une souscription auprès des citoyens et des membres permet d’amasser un capital de départ qu’un emprunt viendra compléter. Peu après la construction du bâtiment, l’assemblée adopte une résolution pour l’aménagement d’une bibliothèque. Une subvention gouvernementale permet à la société d’acquérir 300 livres portant sur les arts et métiers, l’histoire et les romans moraux. L’édifice de l’Union Saint-Joseph devient rapidement un lieu de rencontre privilégié pour plusieurs associations ouvrières de Montréal-Est, notamment l’Union Saint-Pierre, l’Union Saint-Jacques, l’Union des charpentiers et menuisiers, l’Union des tailleurs de pierre et l’Union des bouchers canadiens-français (Petitclerc, 2007).

L’enracinement territorial de cette nouvelle culture ouvrière se manifeste dans de nombreuses manifestations publiques, que ce soit pour exprimer les valeurs mutualistes ou pour organiser des funérailles des membres défunts. Le 20 mars 1854 à 8 h 15, à l’occasion de leur fête patronale chômée, les membres de l’Union Saint-Joseph se regroupent devant la petite salle louée par l’association dans le quartier Saint-Louis, au nord de la rue Sainte-Catherine (l’édifice de la société n’est pas encore construit). Six membres lancent la marche en portant l’énorme bannière sur laquelle on peut lire Union Saint-­Joseph de Montréal. Nous protégeons l’infortune. La société se dirige d’abord vers l’est, jusqu’à l’église Saint-Pierre, située sur la rue de la Visitation, à la frontière des quartiers Saint-Jacques et Sainte-Marie. Les membres et leur famille ont décoré les rues pour l’occasion. Après la messe solennelle de 1re classe, ils traversent la vieille ville d’est en ouest par la rue Saint-Paul pour se rendre au square Chaboillez, là où habitent également un noyau de membres, pour revenir enfin vers la salle de l’association. L’assemblée en soirée est l’occasion de célébrer et de partager plus de 200 portions du traditionnel pain bénit. 

Les processions funéraires mutualistes sont des moments forts qui ponctuent la vie communautaire. Toujours dans la même association, les membres sont tenus d’assister à la levée du corps du défunt, de suivre le convoi funèbre jusqu’à l’église, et là d’y entendre le service […] puis de suivre le convoi funèbre jusqu’au [cimetière]. On emprunte parfois à un membre carrossier son plus beau chariot et deux chevaux habillés. Les frères mutualistes doivent porter un ruban au nom de l’association accroché à la poitrine. Quelques centaines de membres marchent, avec drapeaux et banderoles, derrière la famille du défunt, illustrant ce lien étroit entre la famille naturelle et la famille fictive (Petitclerc, 2007).

Les membres de l’Union Saint-Joseph ont une conception exigeante de la démocratie participative, ce qui distingue la solidarité mutualiste de la solidarité organique du clan. Cette conception se manifeste lors des assemblées hebdomadaires de la société. Le rituel qui les caractérise est un indice de l’importance que l’on accorde à la démocratie. Les prières d’ouverture et de clôture des assemblées s’inspirent d’un christianisme populaire : Souverain créateur de l’univers, vous qui nous avez tous créés, qui avez bien voulu donner un père commun à tous les mortels, daignez bénir cette réunion de frères… La force symbolique de l’assemblée est soulignée par la nécessité de préserver cette dernière du regard extérieur ; c’est pour cela que les portes de la salle sont verrouillées, qu’il faut un mot de passe pour y entrer, que les délibérations doivent être tenues secrètes, etc. Le rituel et le secret visent aussi à renforcer les liens de solidarité entre les membres. Ces derniers ont tellement confiance dans le pouvoir intégrateur de l’assemblée qu’on exige, pendant les premières années, l’unanimité sur les questions importantes. Les assemblées démocratiques, tout comme les funérailles et les parades, ne visent pas seulement à offrir des secours financiers aux membres dans le besoin, mais également à institutionnaliser des rapports sociaux solidaires et démocratiques à l’échelle de la communauté.

Cette culture communautaire n’est évidemment pas sans ambiguïtés. Elle contribue à renforcer la frontière des identités de genre, reléguant les femmes dans l’espace non démocratique du foyer. Ce n’est qu’au début du xxe siècle que les sociétés de secours mutuels canadiennes-françaises accepteront d’admettre des membres féminins, sans toutefois leur reconnaître les mêmes droits que les hommes. Cette culture communautaire ouvrière peut également agir comme un obstacle au développement d’une conscience de classe mieux enracinée dans la condition salariale. En effet, bien que le discours mutualiste s’appuie sur une identité de classe, il ne postule pas que les travailleurs ont des intérêts particuliers et divergents de ceux des autres classes sociales. Au nom des solidarités de proximité et de métiers, la mutualité en appelle donc à ceux qui ont [autrefois] partagé les plaisirs et les peines de l’atelier, mais à qui la fortune a été plus favorable, car ils connaissent mieux que qui que ce soit […] les mérites, les besoins et le malheur de l’ouvrier. Ces personnes à qui la fortune a été plus favorable jouent d’ailleurs un rôle administratif important dans ces associations (Petitclerc, 2007 : 50).

Jacques-Alexis Plinguet et Ferdinand David figurent parmi ces maîtres-artisans qui tirent profit des possibilités offertes par la croissance économique urbaine. Plinguet s’engage jeune dans la lutte contre l’Acte d’Union en publiant les lettres du patriote exilé Ludger Duvernay. Il obtient quelques contrats d’imprimerie au cours des années 1840, ce qui lui permet de devenir propriétaire de quelques petits journaux libéraux. En 1852, il est l’un des principaux fondateurs du journal libéral modéré Le Pays, proche du parti des rouges. Il est admis membre de l’Union Saint-Joseph en janvier 1856 et en devient rapidement le président. Membre de l’Institut canadien, il est pris dans la tourmente des conflits avec l’évêché. Après les lettres pastorales de Mgr Bourget condamnant l’Institut en 1858, il quitte l’organisation, le journal Le Pays et achète le journal L’Ordre en l’orientant dans le sens du libéralisme catholique du nouvel Institut canadien-français. Ironiquement, Médéric Lanctot deviendra rédacteur du Pays quelques mois après le départ de Plinguet. Figure du nouveau compromis libéral catholique, Plinguet continue à jouer un rôle important au sein de l’Union Saint-Joseph pendant plus d’une dizaine d’années. Le propriétaire de L’Ordre soutient le parti rouge et Antoine-Aimé Dorion au moment des élections de 1867, bien qu’il refuse de donner son appui à Lanctot qu’il trouve trop radical (Sylvain, 1977). 

Né en 1824 à Sault-au-Récollet, Ferdinand David fait son apprentissage en tant que peintre et carrossier à Montréal. Membre de l’Union Saint-Joseph depuis septembre 1857, il en devient subitement le président intérimaire lorsque les administrateurs, tous membres de l’Institut canadien, démissionnent à la suite de la condamnation de Mgr Bourget. La contestation des membres libéraux l’oblige toutefois à démissionner peu de temps après. Il joue un rôle plus effacé dans l’Union Saint-Joseph par la suite, se consacrant à son entreprise de construction et à sa carrière politique. Il est élu conseiller municipal du quartier Saint-Louis en 1861, puis nommé échevin en 1864 (Robert, 1982). 

La mutualité propose donc de résoudre la question sociale dans les termes d’une fraternité de producteurs masculins provenant de différentes classes sociales. Malgré les limites de cette réponse, cette dernière est posée dans des termes qui ne sont pas ceux de l’élite paternaliste laïque ou religieuse. Dénonçant la charité privée, jugée humiliante, la mutualité propose le modèle de la famille fictive et de l’assistance entre frères égaux au sein d’une communauté ouvrière autonome et démocratique. C’est ce modèle mutualiste qui est remis en question par l’Église catholique qui tente d’imposer, à partir du début des années 1850, son propre projet communautaire paroissial. 

Les tensions entre l’Union Saint-Joseph et l’évêché du diocèse de Montréal se manifestent dès l’organisation de la première parade mutualiste en 1854. Au cours des assemblées préparatoires, les membres s’entendent sur la tenue d’une grand-messe à la nouvelle église de Saint-Pierre-Apôtre pour la célébration de la fête patronale du 19 mars. Avant d’accepter cette proposition, l’évêché exige que l’association se plie à certaines conditions, dont celle d’admettre la présence d’un chapelain aux assemblées. Cette condition pose un défi de taille pour l’association. En effet, la présence d’un chapelain découle d’une logique d’encadrement paternaliste qui heurte le principe démocratique de la souveraineté de l’assemblée. Cet aspect n’échappe pas à plusieurs membres rouges, dont le président Louis Ignace Rathé, un tailleur de la rue Beaudry. Après d’âpres négociations, l’association réussit à obtenir l’appui de l’évêché pour l’organisation d’une grand-messe en promettant de revoir ses règlements prochainement. Déchirés, les membres modifient leurs règlements en 1858, au moment où l’évêché condamne l’Institut canadien. Mais, plutôt que de reconnaître la présence d’un chapelain, comme l’exigeait l’évêché, les membres acceptent d’accueillir un visiteur nommé par celui-ci. Ce visiteur n’aurait pas le droit de vote et ne pourrait s’adresser aux membres qu’à la suite d’un vote de l’assemblée. De plus, ses interventions devraient se limiter aux strictes questions religieuses. L’évêché conteste vivement cette volonté des membres de soumettre le représentant du clergé aux règles démocratiques de l’association (Petitclerc, 2007 : 90-104).

Figure F005

Figure 5Convention de l’Union typographique internationale, en route vers Carillon, 1873

Edward Jump. Bibliothèque et Archives nationales du Québec (BANQ), L’Opinion publique, vol. 4, no 27, p. 322 (3 juillet 1873), 0002743852.

Une bonne partie des administrateurs, sympathisants rouges, démissionnent en bloc afin de protester contre cette réaction de Mgr Bourget. Ferdinand David, proche de l’évêché et des milieux conservateurs, est dans ce contexte proclamé président intérimaire de l’Union Saint-Joseph. Toutefois, celui-ci est incapable de diriger l’association puisqu’il n’a aucune légitimité démocratique. David est contraint de se retirer et les administrateurs précédents, menés par l’ex-­président Rathé, reprennent le contrôle du pouvoir exécutif. Le retour de ces derniers ne plaît pas à Mgr Bourget, qui charge son bras droit, le chanoine Fabre, de régler l’affaire. Le chanoine intervient alors énergiquement : il interdit la célébration d’une grand-messe, rappelle la condamnation du rougisme et insiste sur la nécessité de reconnaître véritablement l’autorité d’un chapelain. Cette action est appuyée par les membres ultramontains et conservateurs, menés par Ferdinand David, qui proposent en vain l’expulsion des membres ayant désobéi aux directives de l’évêché. C’est finalement Jacques-Alexis Plinguet qui s’impose comme la figure du compromis au sein de la société. Fabre maintient tout de même la pression afin que les membres reconnaissent l’autorité du chapelain, ce qu’ils font en 1865. Au moment d’une grande célébration mutualiste en 1866, un représentant du clergé a visiblement la récente affaire de l’Union Saint-Joseph en tête lorsqu’il affirme que :

Jésus-Christ est l’unique maître qui doit vous gouverner […]. Donc, loin d’avoir peur du prêtre, c’est avec lui qu’il vous faut marcher, avec lui qu’il vous faut vivre […]. Ouvrez à deux battants les portes de vos salles, laissez monter Jésus-Christ dans la barque et qu’il pénètre dans vos rangs avec son esprit de douceur, de conciliation, de charité, de justice et de religion ! (Petitclerc, 2007 : 100)
Figure F006

Figure 6Intérieur de l’église Saint-Pierre-Apôtre lors de la fête patronale de l’Union Saint-Joseph en 1896

A.J. Rice, Laprés & Lavergne. Bibliothèque et Archives nationales du Québec (BANQ), Le Monde illustré, vol. 12, no 621, p. 737 (28 mars 1896), 0002748514.

La présence d’un chapelain soulève donc des enjeux fondamentaux pour la souveraineté de l’assemblée et l’autonomie de la communauté fraternelle ouvrière. Les associations ouvrières doivent alors répondre à l’une des grandes questions du xixe siècle : le pouvoir spirituel doit-il se soumettre au pouvoir temporel découlant du contrat associatif ? L’exemple de l’Union Saint-Joseph montre bien que la culture ultramontaine s’est imposée dans le conflit. En effet, l’émergence d’une culture ouvrière originale, enracinée dans l’expérience familiale et la démocratie associative, nourrit un projet de société très différent du projet ultramontain au milieu du xixe siècle. C’est d’ailleurs au moment où la stratégie ultramontaine d’encadrement de la vie communautaire menace l’autonomie des associations ouvrières que l’on assiste, lors des élections de 1867, à l’une des manifestations les plus spectaculaires de la culture ouvrière canadienne du xixe siècle. C’est que la nouvelle culture ouvrière ne menace pas seulement le projet ultramontain, mais également le projet des élites politiques, financières et industrielles de la métropole.

Les élections de 1867 dans Montréal-Est

L’Acte de l’Amérique du Nord britannique est adopté par le Parlement du Royaume-Uni le 29 mars 1867. La loi impériale annonce la création du Dominion du Canada le 1er juillet 1867. En l’absence de tout appel au peuple canadien, les opposants rouges au régime confédératif présentent le premier scrutin électoral du 5-6 septembre 1867 comme une élection référendaire. Depuis le début des années 1850, le chef des rouges, Antoine-Aimé Dorion, et le chef des bleus, George-Étienne Cartier, s’étaient affrontés à plusieurs reprises sur le territoire politique contesté de Montréal-Est. Lors de l’élection de 1863, Cartier avait toutefois défait facilement Dorion qui représentait une bourgeoisie libérale divisée et affaiblie depuis la condamnation de l’Institut canadien par Mgr Bourget. Après cette défaite écrasante, c’est Médéric Lanctot, un jeune avocat et journaliste de 29 ans, qui projette de vaincre Cartier en donnant une expression politique à la nouvelle culture ouvrière de Montréal-Est. En 1867, Dorion se présente conséquemment dans le district voisin d’Hochelaga.

Médéric Lanctot est le fils d’Hippolyte Lanctot, patriote du comté de Napierville qui, après avoir participé activement au soulèvement révolutionnaire de 1838, a été emprisonné et condamné à mort, puis à l’exil. Se souvenant de son enfance, Lanctot affirme : Je n’eus qu’à suivre mes penchants et les sentiments inspirés par une éducation politique puisée à la source du patriotisme inébranlable d’un proscrit revenu au foyer de famille (Hamelin, 1972). Après des études au collège de Saint-Hyacinthe, Lanctot devient apprenti commis. Il participe alors activement aux activités de l’Institut canadien à partir de 1852. Il quitte Montréal en 1855 pour apprendre le métier de journaliste au Courrier de Saint-Hyacinthe. De retour en 1858, il entreprend des études de droit auprès de Joseph Doutre et Charles Daoust, des membres bien en vue de l’Institut canadien.

Lanctot s’engage totalement dans le conflit qui oppose l’Institut canadien et l’évêché, au point où il est reconnu coupable d’avoir vandalisé l’Œuvre des bons livres mise sur pied par Mgr Bourget. Lanctot connaît malgré cette condamnation une ascension fulgurante au sein des rouges. Il devient secrétaire-correspondant de l’Institut canadien et rédacteur du journal Le Pays, après le départ de Jacques-Alexis Plinguet. Familier des idéologies républicaines qui caractérisent l’Institut, Lanctot s’intéresse également à des auteurs radicaux et socialistes, comme John Bright et John Ruskin en Angleterre, le fouriériste Jean-Baptiste André Godin en France et l’antiesclavagiste Wendell Phillips aux États-Unis. Il prend de plus conscience du développement du mouvement ouvrier européen lors d’un voyage au Royaume-Uni et en France en 1862 (Julien, 1973).

À son retour d’Europe, Lanctot fait l’achat d’une imprimerie et d’un journal, qui deviendra L’Union nationale. Lanctot se proclame au-delà des partis et, en réaction à la grande coalition entre les bleus, les tories et les clear grits, prend la direction d’un groupe de jeunes nationalistes libéraux et conservateurs opposés au projet confédératif, comme Laurent-Olivier David, Ludger Labelle, Wilfrid Laurier, Louis-Amable Jetté et Narcisse Valois (Bélanger 2007 : 40-45). La proximité de Lanctot avec la classe ouvrière cause quelques frictions au sein de ce mouvement d’opposition à la Confédération. Il est vrai que Lanctot s’implique dans de nombreux conflits ouvriers analysés en détail dans son journal.

Lanctot est un observateur attentif du mouvement associatif mutualiste de Montréal-Est depuis son retour d’Europe. Il participe aux principales activités des associations et fait de son journal une importante source d’information sur le mouvement. Il affirme en 1866 :

Il est impossible d’exagérer la somme de biens, de conforts, de garanties contre la misère, sortie de ces associations d’ouvriers. Et que n’ont-ils gagné en dignité et en considération ? Ils sont devenus une force nationale […] aussi avides de faire le bien de leur pays que le leur propre, et disposés à s’unir pour la défense de leurs droits avec une confiance illimitée dans la force que donne l’association, l’union – la sainte et fraternelle union ! (Petitclerc, 2007 : 122-123)

Lanctot tire les conséquences sociales et politiques de cette montée de l’associationnisme dans les milieux ouvriers de Montréal-Est. Il entrevoit alors la possibilité d’un avenir industriel qui ne serait pas celui de l’organisation tyrannique et vorace du capital contre le travail. Cet avenir serait plutôt celui d’une association égalitaire entre le capital et le travail qui permettrait de sortir les ouvriers de la condition d’asservissement liée au salariat. Lanctot présente la situation ainsi lors d’une grande assemblée des ouvriers de Montréal en mars 1867 :

La machine sociale fonctionne mal pour l’ouvrier, je propose qu’on l’améliore. Depuis longtemps, la population est divisée en camps ennemis qui se font une lutte stérile. Depuis l’abolition de la tenure seigneuriale, la classe agricole s’est trouvée dégagée d’une oppression écrasante. Nous demandons que l’ouvrier soit à son tour allégé du fardeau de l’exploitation injuste et égoïste dont il est la victime (Montpetit, 2003 : 289).

Cette assemblée doit discuter de la Grande Association pour la protection des ouvriers du Canada. Lanctot avait présenté l’idée dans L’Union nationale quelques jours auparavant et un comité composé principalement de menuisiers et de charpentiers de Montréal-Est avait arpenté les rues du district pour faire connaître le projet. Environ 5 000 personnes, selon les journaux, se rendent à cette assemblée. Cette dernière choisit Lanctot pour présider un comité d’organisation chargé de mettre sur pied la Grande Association. Les journaux affirment qu’environ 3 000 personnes assistent à l’assemblée de fondation au marché Bonsecours quelques semaines plus tard. L’assemblée adopte les règlements et élit les premiers membres du bureau de direction. Une commission centrale est au cœur de la Grande Association. Il s’agit d’une assemblée de 200 représentants des 25 corps de métier de l’association. Ces représentants des métiers élisent le mois suivant les 8 membres du conseil de direction. Médéric Lanctot est élu président. Selon Laurent-Olivier David (1894), un contemporain, cette organisation est la plus puissante association qu’on eût encore vue dans le pays ».

La Grande Association, que les historiens ont généralement considérée comme un mouvement spontané, est en fait le prolongement de la culture ouvrière qui s’était développée à Montréal-Est. Plusieurs membres de conseil de direction sont recrutés dans les réseaux mutualistes de ce district. Le secrétaire-trésorier est Adolphe Gibeau, menuisier du quartier Saint-Louis. Il est l’un des fondateurs de la Société canadienne des charpentiers et des menuisiers, une mutuelle hébergée dans les locaux de l’Union Saint-Joseph. Le conseil de direction est composé de deux vice-présidents, deux secrétaires-archivistes et deux secrétaires-correspondants afin d’assurer un équilibre entre les deux groupes linguistiques. Le secrétaire-archiviste francophone, Clovis Beauchamp, est un charron du quartier Saint-Jacques. Il est également secrétaire-archiviste de l’Union Saint-Joseph. Le secrétaire-correspondant francophone, Charles Vasseur, est cordonnier du quartier Saint-Jacques. Il est un fondateur de la société de secours mutuels l’Union Saint-Michel-des-Saints de Montréal. Le menuisier Joseph W. Crevier est vice-président francophone, en plus d’être président de la Société canadienne des charpentiers et des menuisiers. Le vice-président anglophone, T.W. Kennedy, est présenté comme le président de la société des meubliers. On sait malheureusement moins de choses sur les deux autres, le secrétaire-correspondant Thomas Mortimer et le secrétaire-archiviste W. Ryder.

L’objectif de la Grande Association est de réunir toutes les forces industrielles et ouvrières qui ont à cœur le bien-être de l’ouvrier, sans aucune distinction nationale ou religieuse. Elle promet d’appuyer les hommes qui sauront mettre au-dessus de toute considération secondaire le progrès industriel et le bonheur des classes ouvrières. Plus concrètement, la commission centrale se charge d’étudier la rétribution des corps de métiers et d’y remédier par les moyens les plus sages et efficaces. Elle revendique l’égalité devant la loi, au lieu de l’inégalité qui permet aujourd’hui aux patrons de se liguer pour abaisser les salaires, tandis qu’il est défendu aux ouvriers de s’associer pour obtenir un salaire raisonnable. Elle entend mettre sur pied une sorte de conseil de prud’hommes qui réunirait des représentants des patrons et des ouvriers afin de régler les conflits du travail, en plus d’établissements de formation professionnelle, de banques ouvrières, de coopératives d’alimentation et de mutuelles (Montpetit, 2003 : 290-298).

La Grande Association s’engage dans plusieurs conflits ouvriers dans les mois qui précèdent les élections de 1867. Elle aurait permis aux imprimeurs, aux meubliers et aux menuisiers-charpentiers d’obtenir des augmentations de salaire. Elle soutient également les revendications des compagnons-boulangers pour une diminution des heures de travail et une augmentation de salaire. Lanctot publie ainsi dans son journal le nom des mauvais maîtres-artisans et invite les citoyens à boycotter le pain noir de la misère ouvrière. La Grande Association projette de mettre sur pied des boulangeries coopératives afin de sortir les ouvriers de l’esclavage du salaire, avant de se féliciter de la victoire des compagnons- boulangers au milieu du mois de juin. La Grande Association met également sur pied des magasins à prix coûtant pour des produits de première nécessité sur la rue Sainte-Marie et le boulevard Saint-Laurent, de part et d’autre de Montréal-Est. Ces magasins font toutefois long feu par manque de capital.

Ces actions assurent une grande popularité à la Grande Association. Les assemblées publiques de quelques milliers de personnes se succèdent dans les quartiers Saint-Louis, Saint-Jacques et Sainte-Marie. Le moment le plus fort de la courte histoire de la Grande Association est sans doute la grande procession au flambeau du 10 juin qui aurait regroupé 10 000 Montréalais marchant en rang derrière le grand drapeau de la société (Petitclerc, 2007 : 120-126). 

L’activisme de Lanctot l’oppose directement à George-Étienne Cartier. Dès 1864, il dénonce par exemple ce qu’il appelle le monopole de Cartier, c’est-à-dire la compagnie du Grand Tronc qui serait un État dans l’État ayant ruiné la laborieuse et respectable classe des charretiers alors en grève (Julien, 1973 : 93). L’effervescence sociale entourant la Grande Association donne une grande impulsion à la candidature de Médéric Lanctot aux élections provinciales et fédérales dans le district de Montréal-Est (on peut solliciter un double mandat à l’époque). Le niveau de la franchise électorale permet d’ailleurs à un bon nombre d’ouvriers de participer au processus électoral. On estime par exemple que 60 % des électeurs du district adjacent d’Hochelaga appartiennent à la classe ouvrière (Bellavance, 1992). 

Figure F007

Figure 7Médéric Lanctot devant le drapeau de la Grande Association pour la protection des ouvriers du Canada en 1867

Bibliothèque et Archives nationales du Québec (BANQ–Vieux-Montréal), 0002735785.

De son côté, le candidat conservateur George-Étienne Cartier bénéficie de l’appui des grandes compagnies, des institutions financières, des sulpiciens et de l’évêché (Young, 1982). Confiant, Cartier passe une grande partie de l’été à Londres. La campagne conservatrice est menée pendant son absence par le journal La Minerve. Celui-ci accuse fréquemment Lanctôt d’être un fraudeur, un excommunié, un démagogue, un révolutionnaire, un propagateur de la démocrasserie. Son imprimeur crée même un nouveau journal, La Vérité, avec pour seul objectif de faire connaître le véritable Lanctot qui opère aujourd’hui avec un succès désespérant pour l’humanité. L’objectif est de démasquer celui qui, au moyen de théories obscures, de promesses mensongères, compte tenir les ouvriers enchaînés et les faire se consacrer à l’édification de sa fortune personnelle (Montpetit, 2003 : 318-319).

Le passé anticlérical de Lanctot inspire autant d’hostilité du côté du clergé. La lecture de L’Union nationale est condamnée en chaire dans les mois précédant l’élection. La Grande Association, ouverte à tous sans égard à la religion, menace l’idée même de la communauté de foi imaginée par les ultramontains et imposée tout récemment à l’Union Saint-Joseph. Que cette menace provienne de Montréal-Est, la cible des efforts ultramontains, est un affront pour l’évêché. Ces vives tensions entre la Grande Association et l’évêché perturbent la grande parade mutualiste tenue trois semaines avant l’élection. Cette grande procession, qui débute et se termine devant l’édifice de l’Union Saint-Joseph, comprend la célébration d’une grand-messe à l’église Saint-Pierre-Apôtre. La fête de la mutualité se transforme toutefois en célébration de la Grande Association lorsque le drapeau de cette dernière est déroulé dans l’église. Des opposants l’enlèvent rapidement pour le cacher dans une armoire de la sacristie… Des partisans réussissent à le récupérer pour le faire flotter sur la rue Notre-Dame, à la vue des mutualistes qui poursuivent la procession. Les principales personnalités politiques prononcent des discours à la fin du parcours. Alors que le journal conservateur La Minerve évoque brièvement une agréable journée, le journal rouge Le Pays affirme que George-Étienne Cartier a été constamment interrompu par des cris en faveur d’Antoine-Aimé Dorion. Ce dernier aurait été accueilli par des tonnerres d’applaudissements en l’absence d’un Lanctot au comportement de plus en plus erratique (Petitclerc, 2007 : 124-125).

Les derniers jours de la campagne électorale se déroulent dans la confusion. Une émeute éclate le 29 août lors d’une assemblée de Lanctot au carré Papineau. Trois assemblées publiques simultanées se tiennent à Montréal-Est le jour précédant l’élection. Lanctot passe continuellement de l’une à l’autre, suivi chaque fois par des orateurs de l’autre parti. À l’évidence, Lanctot n’a pas les ressources financières pour concurrencer Cartier. C’est vraisemblablement pour réunir des capitaux qu’il annonce avoir trouvé une mine de fer sur le mont Royal, mais la manœuvre est dévoilée dans les journaux. Cartier bénéficie quant à lui de ressources financières considérables, en plus de l’appui des grandes entreprises. Ces dernières, comme le Grand Tronc et l’Allen Company, demandent à leurs employés de voter pour Cartier. Tout le clergé donne des directives similaires aux croyants.

Le scrutin à main levée se tient les 5 et 6 septembre. L’équipe de Cartier prend le contrôle des lieux de suffrage au cours de la première journée, se donnant une confortable avance. Le lendemain, selon L.-O. David, des groupes d’ouvriers favorables à Lanctot réussissent presque à renverser la vapeur. Cartier obtient finalement moins de 400 votes de majorité sur Lanctot. Le plus puissant homme politique canadien-français de son époque l’emporte donc par une faible majorité face à un jeune candidat fauché et méprisé par la bonne société. Le journal L’Ordre de J.-A. Plinguet, qui s’était opposé à Cartier sans appuyer Lanctot, affirme ceci :

M. Cartier et ses amis n’ont pas plus le droit de s’enorgueillir de la victoire qu’ils viennent de remporter. […] Tous les moyens ont été employés par le parti ministériel pour combattre celui qui venait déclarer la guerre au chef de parti, et on ne se rappelle pas qu’il n’y en ait jamais eu de plus violents en usage dans le camp de M. Cartier. Après plusieurs semaines d’efforts surhumains, on en arrive à quoi ? À une majorité de 348 sur un chiffre de 6 000 voteurs ! (Montpetit, 2003 : 325)

Pour les journaux conservateurs, ce résultat serré doit alerter l’opinion publique sur la menace que représente l’irruption de la classe ouvrière dans les affaires politiques du pays. Cette menace est d’ailleurs ressentie au-delà des cercles conservateurs puisque les alliés politiques de Lanctot affichent également une grande méfiance à son égard. À commencer par le président de l’Union Saint-Joseph J.-A. Plinguet qui aurait aimé compter sur un candidat de l’opposition plus recommandable dans Montréal-Est. Celui-ci considère que la radicalisation de la classe ouvrière encouragée par Lanctot constitue une menace à la conception d’une communauté libérale respectable, réconciliée avec l’Église, dont il fait la promotion depuis qu’il a quitté l’Institut canadien. Les rouges sont des compagnons de route un peu plus fidèles, notamment grâce à l’appui de Joseph Doutre, le beau-frère de Lanctot. La radicalisation de la classe ouvrière effarouche néanmoins la plupart des membres bourgeois de l’Institut canadien.

Un peu comme les patriotes de 1837-1838, Lanctot choisit le chemin de l’exil américain après l’élection afin de convaincre les communautés franco-américaines de la nécessité de l’indépendance du Canada. Il ne rencontre apparemment qu’incompréhension et perd ses économies dans la création de journaux à l’existence éphémère. À son retour à l’automne 1870, il se présente de nouveau contre Cartier lors des élections provinciales. Ce dernier gagne facilement malgré le soutien de la fédération des cordonniers, les Chevaliers de Saint-Crépin, donné à Lanctôt. Quelques mois plus tard, ce dernier publie dans l’indifférence la première brochure socialiste de l’histoire québécoise, Association du capital et du travail, dont l’objectif est l’émancipation des travailleurs de l’esclavage salarial. L’excentricité de Lanctot, qui s’est converti à la religion baptiste aux États-Unis, fait de lui une cible politique facile à atteindre. Selon L.-O. David (1894), sa vie ne sera plus qu’une suite de déboires jusqu’à sa mort précoce en 1877 (Hamelin, 1972).

Conclusion

Les élections de 1867 marquent le déclin du rougisme au sein de la bourgeoisie libérale canadienne-française et du radicalisme de la classe ouvrière dans Montréal-Est (Bernard, 1971). En s’appuyant sur la culture ouvrière de ce district, Lanctot avait mobilisé les travailleurs en dessinant les contours d’une société industrielle fondée sur les principes de l’asso­ciation, de la coopération et de la mutualité. Alors que les anciens rouges, le jeune Wilfrid Laurier en tête, délaissent leurs convictions républicaines, la classe ouvrière de Montréal-Est se retrouve politiquement orpheline. Cette dernière bascule ensuite progressivement dans le camp du Parti conservateur et de sa politique nationale à la faveur de la grande crise économique de la seconde moitié des années 1870. Le contexte politique n’est pas propice à la transformation de l’ordre social par l’association.

La classe ouvrière de Montréal-Est ressurgit toutefois avec fracas dans les affaires politiques du pays au milieu des années 1880. Cette fois-ci, c’est la grande fédération nord-américaine des Chevaliers du travail qui mobilise les réseaux associés à la culture ouvrière du district. Cette fédération fait la promotion de l’organisation ouvrière, de la coopération et de la mutualité afin de regrouper les travailleurs autour du projet d’une démocratie industrielle. Elle s’enracine rapidement dans Montréal-Est malgré la grande hostilité de l’Église catholique. Elle contribue fortement à l’élection en 1888 d’Alphonse-Télesphore Lépine, un des dirigeants des Chevaliers du travail, lors d’élections fédérales partielles dans Montréal-Est (Gagnon, 2011). Le premier député fédéral ouvrier et indépendant de l’histoire canadienne provient donc de de ce district.

Toutefois, les conditions ayant favorisé l’enracinement de la culture ouvrière mutualiste sur le territoire de Montréal-Est disparaissent peu à peu dans les dernières décennies du xixe siècle. L’ancien projet ouvrier d’une démocratie industrielle mobilisant les ressources de la solidarité communautaire apparaît en effet de plus en plus anachronique au moment de la consolidation du capitalisme de monopole et de l’État. Insistant sur la condition salariale des travailleurs, plutôt que sur les solidarités communautaires, le mouvement ouvrier en vient alors à formuler de nouveaux projets de société enracinés dans une tout autre expérience du capitalisme et de la ville industrielle.

Notes

  1. Ce texte repose sur l’analyse de plusieurs fonds d’archives et articles de journaux (Petitclerc, 2007 : 265-278). La citation du titre provient d’un texte de Médéric Lanctot publié dans l’édition du 28 avril 1967 du journal (Julien, 1973 : 228). L’auteur tient à remercier les équipes du CHRS et du CIEQ pour leur soutien à la publication de ce texte.

Bibliographie

  • Bélanger, Réal (2007). Wilfrid Laurier: quand la politique devient passion. Québec : Presses de l’Université Laval.
  • Bellavance, Marcel (1992). Le Québec et la Confédération un choix libre? Le clergé et la constitution de 1867. Sillery : Septentrion.
  • Bernard, Jean-Paul (1971). Les rouges: libéralisme, nationalisme et anticléricalisme au milieu du xixe siècle. Montréal : Presses de l’Université du Québec.
  • Bischoff, Peter (2012). Un chaînon incontournable au Québec : les Chevaliers du travail, 1882-1902. Labour / Le Travail, vol. 70, p. 13-59.
  • Bradbury, Bettina (1995). Familles ouvrières à Montréal: âge, genre et survie quotidienne pendant la phase d’industrialisation. Montréal : Boréal.
  • David, Laurent-Olivier (1894). Mes contemporains. Montréal : E. Senécal.
  • Emery, George, et J. C. Herbert Emery (1999). A Young Man’s Benefit: The Independent Order of Odd Fellows and Sickness Insurance in the United States and Canada, 1860-1929. Montréal : McGill-Queen’s University Press.
  • Fecteau, Jean-Marie, et Janice Harvey (2012). Le réseau de régulation sociale montréalais, dans Dany Fougères (dir.), Histoire de Montréal et de sa région, Québec : Presses de l’Université Laval, p. 675-715.
  • Ferretti, Lucia (1992). Entre voisins. La société paroissiale en milieu urbain: Saint-Pierre-Apôtre de Montréal, 1848-1930. Montréal : Boréal.
  • Gagnon, Marc-André (2011). Harmoniser le travail et le capital: les Chevaliers du travail et l’action politique ouvrière à Montréal (1883-1896). Mémoire de maîtrise (histoire). Université d’Ottawa.
  • Gervais, Gaëtan (1968). Médéric Lanctôt et l’Union nationale. Mémoire de maîtrise (histoire). Université d’Ottawa.
  • Greer, Allan (1997). Habitants et patriotes: la rébellion de 1837 dans les campagnes du Bas-Canada. Montréal : Boréal.
  • Hamelin, Jean (1972). Médéric Lanctot, dans Dictionnaire biographique du Canada, vol. 10. Québec et Toronto, Université Laval et University of Toronto. [En ligne] : http://www.biographi.ca/fr/bio/lanctot_mederic_10F.html (page consultée le 9 mai 2018).
  • Julien, Denise (1973). Médéric Lanctot, le mouvement ouvrier québécois et les influences américaines et européennes. Mémoire de maîtrise (sciences politiques). Université de Montréal.
  • Lewis, Robert D. (2000). Manufacturing Montreal: The Making of an Industrial Landscape, 1850 to 1930. Baltimore : The Johns Hopkins University Press.
  • Linteau, Paul-André (1992). Histoire de Montréal depuis la Confédération. Montréal : Boréal.
  • Montpetit, Marie (2003). Médéric Lanctot, journaliste engagé. Thèse de doctorat (lettres françaises). Université d’Ottawa.
  • Olson, Sherry H., et Patricia A. Thornton (2011). Peopling the North American City: Montreal, 1840-1900. Montréal : McGill-Queen’s University Press.
  • Petitclerc, Martin (2007). Nous protégeons l’infortune: les origines populaires de l’économie sociale au Québec. Montréal : VLB. 
  • Petitclerc, Martin (2012). Le travail et la classe ouvrière montréalaise au xixe siècle, dans Dany Fougères (dir.), Histoire de Montréal et de sa région. Québec : Presses de l’Université Laval, p. 535-568.
  • Robert, Jean-Claude (1982). Ferdinand David, dans Dictionnaire biographique du Canada, vol. 11. Québec et Toronto, Université Laval et University of Toronto. [En ligne] : http://www.biographi.ca/fr/bio/david_ferdinand_11F.html (page consultée le 9 mai 2018).
  • Sylvain, Philippe (1977). Charles Daoust, dans Dictionnaire biographique du Canada, vol. 9. Québec et Toronto, Université Laval et University of Toronto. [En ligne] : http://www.biographi.ca/fr/bio/daoust_charles_9F.html (page consultée le 9 mai 2018).
  • TREMBLAY, Robert (2017). Artisans et ouvriers à l’époque des revendications démocratiques et nationalitaires du Parti patriote dans le Bas-Canada, 1832-1838 : un rendez-vous manqué avec l’histoire. Bulletin d’histoire politique, vol. 25, n° 2, p. 146-171.
  • Young, Brian (1982). George-Étienne Cartier: bourgeois montréalais. Montréal : Boréal express.

    Tous droits réservés. Centre interuniversitaire d’études québécoises (CIEQ)

    Dépôt légal (Québec et Canada), 4e trimestre 2020.

    ISBN 978-2-921926-78-2 (PDF) – 978-2-921926-79-9 (HTML)

    Crédits

    • RÉVISION LINGUISTIQUE –

       Solange Deschênes
    • Conception graphique –

       Émilie Lapierre Pintal en collaboration avec Marie-Claude Rouleau (Élan création)
    • Coordination –

       Mélanie Lanouette et Sophie Marineau
    • Cartographie –

        Jean-François Hardy, Caroline Robert (Centre d’histoire des régulations sociales) et Émilie Lapierre Pintal avec la collaboration de Jonathan Bernier et de Louise Marcoux (Laboratoire de cartographie de l’Université Laval)
    • Programmation –

       Tomy Grenier, Jean-François Hardy et Adam Lemire

    Comment citer cette publication

    PETITCLERC, Martin (2018). «Ils ne sont plus le peuple qu’ils étaient hier»: la culture ouvrière à Montréal-Est au moment de la Confédération. Québec: Centre interuniversitaire d'études québécoises (coll. «Atlas historique du Québec - Le fait urbain»). [En ligne]: https://atlas.cieq.ca/le-fait-urbain/interactif/ils-ne-sont-plus-le-peuple-qu-ils-etaient-hier-la-culture-ouvriere-a-montreal-est-au-moment-de-la-confederation.html (consulté le 29 mars 2024).