Le rôle des services scientifiques de l’État québécois dans l’occupation du territoire et l’exploitation de ses richesses, 1880-1940
Par Stéphane Castonguay, Université du Québec à Trois-Rivières, CIEQPar-delà la figure autoritaire et impersonnelle que véhicule la notion d’État, des hommes et des femmes composent une administration publique et assurent l’activité quotidienne et parfois banale de cette vaste organisation tentaculaire. Comparativement à l’élaboration et à l’application de politiques gouvernementales et de leurs responsables, la mise en place et le fonctionnement de l’administration publique attirent moindrement l’attention des historiens1. Cela s’avère d’autant plus vrai pour une composante spécifique de l’administration publique, celle réunissant les professionnels dotés de compétences scientifiques et techniques. L’étude de leur intégration et de leur participation à l’appareil administratif éclairerait toutefois les conditions de modernisation des mécanismes d’intervention de l’État, en même temps qu’elle nous permettrait de jeter un regard neuf sur le rôle des connaissances et des pratiques technoscientifiques dans l’exercice du pouvoir.
Ce texte rend compte de l’entreprise technoscientifique de l’État québécois, des conditions de sa mise en place et de ses productions, par une reconstitution des pratiques spatiales de son personnel. Nous nous interrogeons précisément sur les constructions territoriales découlant de l’activité de ce personnel de même que sur la portée de ses interventions dans la définition des modalités d’occupation du territoire et d’exploitation des ressources naturelles2.
Comment caractériser la dynamique de croissance de l’appareil technoscientifique de l’État québécois ? Comment les pratiques spatiales des agents technoscientifiques de l’État participent-elles à l’effort d’occupation du territoire ? Comment l’appareil scientifique modifie-t-il les capacités administratives de l’État et, ce faisant, ses conditions d’intervention ? Quelles en sont les incidences sur le mode d’exploitation des ressources naturelles ?
Pour répondre à ces questions, nous examinerons comment l’activité scientifique gouvernementale participe à la définition des modes d’occupation du territoire et d’exploitation des ressources naturelles, de même qu’au façonnement de paysages et à la création d’industries nationales. Notre étude porte sur les secteurs où se recoupent la géologie et l’exploitation minière, la foresterie et l’exploitation forestière, ainsi que la conservation de la faune et les activités de chasse et de pêche sportives. Après avoir décrit brièvement la croissance du personnel scientifique dans l’administration publique attaché à l’exploitation des ressources naturelles, nous verrons dans un premier temps les représentations changeantes du territoire par la production cartographique. Par la suite, nous étudierons le déploiement du personnel technoscientifique dans l’espace. Nous verrons ainsi comment la mise en place de services scientifiques mène à la formation de rapports entre la population, le territoire et les ressources que l’État cherche concurremment à améliorer.
La croissance du personnel spécialisé attaché à l’administration des terres de la Couronne
Des travaux d’exploration et d’inventaire depuis l’arrivée des premiers Européens, à la mise en place de mesures sanitaires pour l’accueil des immigrants dans le Bas-Canada, les détenteurs de savoir ont secondé de façon ponctuelle l’État dans l’exercice du gouvernement. L’instrumentalisation de la science s’est trouvée renforcée sous l’administration de la Province du Canada (Hodgetts, 1955) qui s’est dotée d’institutions et d’outils, comme la Commission géologique du Canada (Zaslow, 1975) ou le Bureau de l’enregistrement et de la statistique (Curtis, 2000), pour connaître et améliorer la population et les richesses de son territoire. Au lendemain de la Confédération, l’État fédéral récupère le personnel et les infrastructures au cœur de ces entreprises de connaissance, tandis que la science fait son entrée poussivement dans l’administration publique québécoise, notamment autour du commissaire des Terres de la Couronne (Gow, 1986). La mise sur pied de services scientifiques pour les différents secteurs dont le commissaire a la charge et la multiplication conséquente des activités d’exploration, de description et d’amélioration du milieu concernent à la fois l’exploitation des ressources naturelles, l’occupation du territoire et, plus largement, le développement industriel de la province.
Dans les secteurs forestier, minier et faunique qui relèvent initialement du commissaire des Terres de la Couronne de la province de Québec, et que le gouvernement libéral de Félix-Gabriel Marchand distribue dans différents ministères à partir de 1897, la croissance du personnel spécialisé connaît diverses fortunes selon les ressources naturelles considérées. Considérons d’abord la situation du service interne, soit les employés permanents qui principalement travaillent à temps plein au siège du gouvernement à Québec. La croissance du personnel technoscientifique y demeure modeste avant de connaître deux poussées durant l’entre-deux-guerres Tableau 1, une première au cours des années 1910 et la seconde à partir de la fin des années 1920.
Forêts | Mines | Chasse et pêche | |
1897 | 10 | 1 | 3 |
1902 | 10 | 1 | 3 |
1907 | 10 | 2 | 3 |
1912 | 19 | 2 | 3 |
1917 | 22 | 2 | 4 |
1922 | 22 | 3 | 4 |
1927 | 27 | 3 | 4 |
1932 | 40 | 8 | 4 |
1937 | 59 | 13 | 7 |
Tableau 1Le personnel des services technoscientifiques - le service interne
Source: État des comptes publics la province de Québec (années concernées), salaire
.
La formation du service des mines et du service des pêcheries et de la chasse en 1881, puis du service forestier en 1909 et du service de pisciculture en 1915 mène à l’embauche de spécialistes qui en assument la direction. Toutefois, seul le service forestier peut initialement se targuer de disposer d’un personnel spécialisé, surtout après la création de l’École de foresterie en 1910 sous l’égide du ministère des Terres et des Forêts. Le recrutement des diplômés de cette école mène à la constitution d’un corps d’ingénieurs forestiers au sein du ministère, tandis que les tâches qui se limitaient à l’arpentage, à l’inventaire, à la cartographie et au mesurage du bois se diversifient et embrassent le reboisement, la sylviculture et la lutte contre les incendies, les insectes et les maladies3. Créé en 1881 par le premier ministre Adolphe Chapleau pour seconder l’exploitation des mines de phosphate de l’Outaouais et voir à la mise en application de la Loi sur les mines votée l’année précédente, le service des mines bénéficie initialement de l’embauche d’un ingénieur minier français, Joseph Obalski4. Toutefois, ce n’est que dans la seconde moitié des années 1920, surtout après le départ de Théophile-Constant Denis au poste de surintendant des mines et son remplacement par Alphonse-Olivier Dufresne en 1927, que croît le personnel du service interne dans le secteur minier. Dufresne procède à la mise en place d’une division de géologie et à l’embauche de géologues pour diriger les explorations – des tâches déléguées précédemment à des professeurs de l’École polytechnique de Montréal et de l’Université McGill embauchés contractuellement. Quant au secteur de la faune5, si des naturalistes comme Henry de Puyjalon, certes autodidactes, mais bien appréciés dans la communauté scientifique québécoise pour leur connaissance étendue de l’histoire naturelle de la province, occupent trois postes du service interne, seule l’adjonction des alevinières du gouvernement fédéral au service provincial de chasse et pêche en 1915 encourage l’embauche d’un spécialiste pour en superviser l’exploitation. L’arrivée en avril 1930 d’un biologiste détenteur d’une maîtrise de l’Université McGill, Bertram William Taylor, donne un nouvel élan aux travaux menés en pisciculture pour arrimer l’exploitation des alevinières aux essais d’empoissonnement dans les rivières et les lacs de la province6. Autrement, pour la période à l’étude, le personnel attaché à la conservation des ressources fauniques se compose principalement de gardes-chasse et de gardes-pêche, embauchés de façon saisonnière, parfois annuellement.
Si le personnel technoscientifique membre du service interne croît modestement avant le milieu des années 1920, il en est tout autrement du service externe Tableau 2. Au fur et à mesure que le gouvernement provincial pourvoie les établissements d’enseignement de ressources pour former des techniciens, ou qu’il se dote de ses propres établissements pour intégrer et former pareils techniciens, l’appareil gouvernemental s’enrichit d’un personnel qualifié. Les services scientifiques de l’État québécois offrent alors un débouché pour les étudiants fréquentant les établissements d’enseignement supérieur. Une modification à la classification de la fonction publique québécoise en 1912 résulte probablement de cette multiplication du personnel technoscientifique au sein de l’État québécois, puisqu’une nouvelle catégorie d’employés fait son apparition pour reconnaître leurs connaissances professionnelles, scientifiques ou techniques spéciales7
. Les prochaines sections illustrent comment cette croissance de personnel technoscientifique se traduit sur le plan de la représentation, de l’occupation et de l’amélioration du territoire et de ses ressources.
Service interne | Service externe | |
1897 | 14 | 71 |
1902 | 14 | 104 |
1907 | 15 | 157 |
1912 | 24 | 129 |
1917 | 28 | 136 |
1922 | 29 | 254 |
1927 | 34 | 371 |
1932 | 52 | 311 |
1937 | 79 | 352 |
Tableau 2Le personnel des services technoscientifiques - le service externe
Source: État des comptes publics la province de Québec (années concernées), salaire
.
Productions cartographiques et représentations du territoire et de ses ressources
L’accroissement du nombre de techniciens et de scientifiques au sein de l’administration publique encourage la diversification des interventions de l’État québécois. Parmi ces interventions, la production cartographique jouit depuis toujours d’une relation privilégiée pour l’administration du territoire (Harley, 2001 ; Craib, 2004). Ses visées stratégiques, militaires et nationalistes ne doivent pas faire oublier leur rôle dans la mise en valeur du territoire pour attirer vers des terres neuves des investisseurs et des colons. Quel est le rôle de la carte dans la mise en valeur du territoire ? Comment les représentations que fournissent les cartographes peuvent-elles modifier les perceptions de la richesse du territoire ?
En recourant à une analyse comparative de documents cartographiques touchant la mise en réserve de la forêt et l’attribution des concessions forestières, ainsi que la localisation des sites d’exploitations minières, nous tentons ici de cerner le rôle de la connaissance dans la mise en valeur et l’administration raisonnée du territoire et de ses ressources. En effet, la connaissance cartographique, qui guide l’élaboration de politiques en fonction de la conception de la productivité du territoire qu’elle sous-tend, participe à la définition des accès et des modalités d’exploitation des ressources naturelles. En même temps, la lecture de la carte nous permet d’apprécier comment les services scientifiques prennent appui sur un milieu dont ils dessinent les contours et les accès, ainsi que sur des ressources dont ils évaluent la disponibilité pour en faciliter la mobilisation au bénéfice du gouvernement et de l’État.
La carte publiée par le ministère des Terres et Forêts en 1907 Figure 1 présente les réserves forestières créées depuis une dizaine d’années, en continuité avec la politique qui a mené à la formation du parc de la montagne Tremblante en 1894 et du parc des Laurentides en 1895 (Hodgins, Benedickson et Gillis, 1982). Par arrêté en conseil, le gouvernement constitue la réserve de forêt, de chasse et de pêche de la Gaspésie
le 28 avril 1905. Puis, pour augmenter la valeur forestière de la région et préserver les lits et les sources de rivières
, suivent les réserves du Saguenay-Labrador et de Rimouski en 1906, ainsi que celles d’Ottawa, de Saint-Maurice, de rivière Ouelle et de Chaudière en 19078. La création de ces réserves fait suite au dépôt du rapport de la Commission de colonisation, mise sur pied en 1904 pour résoudre le conflit opposant le mouvement de colonisation aux concessionnaires forestiers9. Alors que l’État tente de procéder à une classification systématique des sols et de séparer les domaines forestier et agricole depuis quelques décennies, le rapport de la Commission apporte de l’eau au moulin à ceux qui revendiquent une séparation définitive des terres de la Couronne, un enjeu devenu d’autant plus criant que les termes du débat opposant le mouvement de colonisation aux intérêts forestiers se sont modifiés récemment avec l’implantation rapide de l’industrie des pâtes et papiers au Québec. À cet effet, les commissaires soulignent la nécessité de séparer le territoire selon la vocation
colonisatrice ou forestière du sol. En tant que titulaire du ministère de la Colonisation (1901-1905), Lomer Gouin s’était déjà prononcé en faveur de la mise en réserve des terres publiques, une mesure qu’il considérait comme le seul moyen de mettre fin aux conflits qui surgissent entre les colons et les porteurs de licences10
. Devenu premier ministre en 1905, il s’empresse d’acquiescer aux recommandations de la Commission et procède à la mise en réserve des terres de la Couronne.
Les réserves forestières et leur représentation cartographique permettent de signifier et de publiciser la fin du mythe de la forêt inépuisable (Demeritt, 2001). Ainsi le besoin d’endiguer le mouvement de colonisation apparaît-il d’autant plus urgent. Non seulement la carte fait-elle voir la frontière nordique de la zone forestière au-delà de laquelle il devient impossible de trouver la ressource nécessaire à l’approvisionnement de l’industrie papetière, mais elle montre aussi que ce qui reste de la forêt exploitable se trouve dorénavant sous réserve, c’est-à-dire dans des territoires à exploitation contrôlée. Elle laisse ainsi poindre les limites de la capacité forestière sur le territoire de la province, tout en confortant l’industrie papetière quant à la protection que l’État entend accorder à de vastes étendues forestières.
Cette représentation de la forêt québécoise contraste avec celle qui avait été offerte un an auparavant sur une carte Figure 2 publiée par le ministère des Terres et Forêts pour la mise à l’encan de concessions forestières. En effet, c’est plutôt l’extension du domaine forestier et des possibilités de son exploitation qui sont mises de l’avant dans la représentation que fournissent les cartographes du ministère. Si quelques concessions sont bien bornées par des forêts voisines affermées, notamment dans la péninsule gaspésienne et dans la région de Charlevoix, nous voyons le front pionnier progresser constamment aux limites septentrionales du Témiscamingue, du bassin hydrographique de la rivière Saint-Maurice et à proximité de sites au potentiel hydraulique sur la Côte-Nord, où l’industrie papetière est invitée à installer ses usines de transformation, à proximité des ressources abondantes ainsi publicisées.
Contrairement aux représentations cartographiques des réserves forestières qui visent à inscrire dans l’imaginaire l’idée d’une ressource ligneuse faiblement disponible et à exploiter raisonnablement, la mise en image des ressources minières doit autrement révéler la richesse minérale de la province pour en encourager l’exploitation. Dès sa création, le service des mines doit s’engager dans la production de connaissances géologiques, car, en consacrant la séparation de la propriété superficiaire et souterraine, l’Acte général des mines de 1880 signale la nécessité de mieux connaître le sous-sol de la province11. Jusqu’alors le commissaire des Terres de la Couronne s’est contenté de puiser dans les travaux de la Commission géologique du Canada, dont les membres explorent le territoire de la province depuis 1842, mais dorénavant l’État québécois cherche à disposer de ses propres informations sur les ressources minières de son territoire. Aussi se permet-il à l’occasion de détacher des membres du service de l’arpentage pour explorer et inventorier de nouveaux territoires. Lors de leurs explorations, les arpenteurs, tout comme le surintendant des mines en poste, fournissent moult représentations cartographiques de la géologie de la province, du simple croquis à la carte reconstituée à partir des observations consignées dans leurs rapports d’inventaire. Par contre, pour les plus grandes superficies, régionales et provinciales, le service se contente de reproduire les cartes de la Commission géologique du Canada.
L’essor de l’industrie minière dans le nord-ouest de la province durant l’entre-deux-guerres encourage toutefois une expansion des activités du service des mines et celle-ci se traduit par une production cartographique originale. Cette production témoigne d’une autonomie croissante des chercheurs au sein de l’administration publique, de même que de leur prise en charge de l’orientation de l’exploitation minière (Castonguay, 2009). Elle consacre également la création d’une industrie nationale. La comparaison de deux cartes minérales publiées en 1914 et en 1930 illustre ces transformations.
Reproduite à partir d’une carte parue à l’origine dans un ouvrage de la Commission géologique du Canada (Young, 1913), la première carte Figure 3 du service des mines du Québec paraît dans la première édition de l’Annuaire statistique du Québec dans un article décrivant la géologie et l’industrie minière de la province (Denis, 1914: 16). L’auteur de l’article, Théophile Constant Denis, occupe le poste de surintendant des mines depuis quatre ans ; il a auparavant travaillé au sein de la Commission géologique du Canada depuis l’obtention de son baccalauréat en sciences de l’Université McGill en 1896. Bien que la carte géologique de l’organisme fédéral paraisse également dans l’Annuaire statistique, la carte minérale du service des mines en reproduit de nombreuses informations topographiques et toponymiques, ainsi que le tracé détaillé de nombreux chemins de fer. Les sites minéraux apparaissent en rouge, mais, comme ils sont noyés dans une mer de détails comprenant le nom des cours d’eau et des villes ainsi que les frontières politiques, le potentiel minier du Québec, au demeurant clairsemé compte tenu de l’étendue du territoire, semble pâtir de cette volonté de scientificité qui pousse le service à mimer le travail éditorial de la Commission..
La carte que propose de son cru le service des mines en 1930 Figure 4 cherche à remédier à ce manque de lisibilité. L’échelle est la même, mais la majorité des cours d’eau ont disparu (tout comme les îles de la Madeleine, auxquelles s’y substitue un dépôt de manganèse !), à l’exception de ceux qui sont situés à proximité des gisements. Si Ottawa, Montréal et Québec sont les seuls noms de ville qui figurent, l’auteur de la carte a pris soin d’inscrire en lettres majuscules les noms de quatre régions minières, dont deux – Chibougamau et Gaspé – en sont encore à un stade de développement industriel hypothétique, comparativement aux deux autres – Rouyn et Thetford – où se concentre la production minière de la province. Enfin, la carte comprend toujours le tracé des principaux chemins de fer, mais, au cas où subsisterait un doute chez le lecteur quant à l’accessibilité de ces voies, l’auteur de la carte a hachuré le trait pour bien faire comprendre qu’il s’agit là d’un rail pour atteindre les gisements ou transporter le minerai extrait.
Cette nouvelle carte ne fait pas que tenir compte de l’essor récent de l’exploitation aurifère et cuprifère dans le nord-ouest de la province, ainsi que des nombreux autres gisements découverts au gré des explorations que le service des mines a menées au cours des dernières années. D’abord, elle cherche à affirmer clairement l’existence d’une industrie par la concrétisation de ces espaces miniers, tout en faisant la promotion du potentiel minéralogique de la province. Ensuite, contrairement à la carte de 1914, elle ne s’inspire plus – directement à tout le moins – de la production cartographique de la Commission géologique du Canada en la reproduisant mécaniquement. Enfin, il n’est plus question de confondre dans une même carte les informations à caractère économique du travail purement scientifique. Dit autrement, elle signale l’indépendance des préoccupations minières vis-à-vis des visées proprement géologiques du personnel technoscientifique du service des mines. D’ailleurs, au cours des décennies suivantes, la géologie de la province cesse d’être cartographiée dans son ensemble. Seules certaines régions voient leur géologie exposée, et à une échelle plus fine, pour permettre aux lecteurs de mieux saisir les formations rocheuses et les zones de minéralisation particulièrement intéressantes pour l’exploitation minière.
L’organisation du territoire par le déploiement du personnel
Par leurs productions cartographiques, les services scientifiques de l’État québécois précisent le potentiel et les contours d’industries nationales en définissant l’accès au territoire et à ses richesses, et en rendant visibles des ressources naturelles devant paraître tantôt abondantes, tantôt réservées à l’usage d’intérêts particuliers. Leurs cartes traduisent également les orientations que l’État cherche à insuffler à l’occupation de certaines régions et à la croissance de certaines industries. Enfin, elles circonscrivent les modalités d’exploitation des ressources naturelles et de mise en valeur du territoire. Produites par un personnel spécialisé qui parcourt et documente le territoire au moyen d’inventaires décrivant les richesses de la province pour en organiser l’exploitation, elles sont une des modalités du gouvernement des ressources naturelles où l’État refond les rapports qu’il cherche à améliorer entre la population, le territoire et les ressources.
Les cartes décrivant les terres de la Couronne indiquent ainsi comment les services scientifiques de l’État québécois imaginent le territoire de quelques industries nationales dans la province. À côté de ces espaces imaginés, il y aussi des espaces construits par la dispersion du personnel et ses actions sur le territoire. En effet, en même temps que des services scientifiques impriment à l’espace des spécialisations pour l’exploitation des ressources par la production cartographique, ils déploient leur personnel à travers la province pour explorer, inventorier ou améliorer le territoire. Quelles sont les modalités de ce déploiement et quelles en sont les incidences sur l’organisation du territoire et l’exploitation des ressources naturelles ? Comment la distribution de l’infrastructure technoscientifique participe-t-elle au façonnement du paysage et à l’industrialisation des différentes régions ?
Pour répondre à ces questions, nous étudions ici cette autre pratique spatiale des services technoscientifiques, non pas à partir de cartes historiques comme dans la section précédente, mais au moyen de nos propres productions cartographiques. L’analyse de la dispersion dans l’espace et dans le temps des efforts technoscientifiques nous permet de saisir la façon dont l’État oriente l’exploitation raisonnée des ressources, tout en consolidant ses capacités administratives par la circulation de son personnel sur le territoire.
La présente la distribution du service des mines dans la province par la recension des explorations menées entre 1906 et 1939. Elle illustre à la fois l’implantation de l’industrie minière au Québec, l’internalisation des compétences géologiques à l’intérieur de l’administration publique et l’autonomie grandissante des fonctionnaires scientifiques. Nous pouvons regrouper ces explorations en deux phases, soit une première sous les règnes de Joseph Obalski et de Théophile-Constant Denis, et la seconde, peu après l’arrivée d’Alphonse Olivier Dufresne en 1924, quand le service des mines entreprend d’intensifier ses activités. Dufresne crée alors la division de géologie et met à sa tête un géologue-conseil, John A. Dresser, qui a conduit des explorations dans les cantons de l’Est pendant une douzaine d’années pour le compte de la Commission géologique du Canada. Un des premiers gestes de Dresser est de créer trois postes permanents pour embaucher des géologues, tous diplômés d’une école d’ingénierie ou d’une école des mines (Dresser, 1932).
Les explorations menées sous la direction du personnel de la division de géologie permettent à l’État québécois d’asseoir son autorité sur la géologie de la province. Entre 1929 et 1939, la division coordonne 104 expéditions géologiques, alors qu’il y en avait eu 12 entre 1906 et 1929. Quand il ne mène pas ces expéditions par lui-même, le personnel de la division de géologie oriente le travail d’exploration, que ce soit par la désignation des régions à explorer ou par la coordination des équipes qu’il met sur pied en embauchant notamment des universitaires (Brunelle, 1972: 67). Ces expéditions visent non pas un relevé géologique systématique de la province dans son ensemble, mais l’interprétation de la géologie de localités par l’étude de la nature, de la distribution et des relations structurelles des formations minérales
, notamment pour indiquer les formations susceptibles de minéralisation
(Dufresne, 1929: 24). Cette intensification du travail d’exploration accompagne l’expansion de la production minière au cours des années 1930, en dépit de la crise économique qui sévit ; l’extraction des minéraux métalliques en Abitibi propulse l’industrie minière et encourage l’État québécois à accroître la prestation de services auprès des exploitants (Vallières, 1997).
Le service des mines devient alors le maître d’œuvre de la connaissance géologique et minéralogique du territoire de la province. Le service compte toujours sur l’aide des établissements universitaires québécois, canadiens et américains pour sonder le territoire, mais il augmente son emprise dans ce domaine pour multiplier l’exécution intra-muros des explorations. Qui plus est, des étudiants de l’Université Laval, de l’Université McGill et de l’École polytechnique de Montréal accompagnent les géologues du service des mines lors de leurs explorations, permettant ainsi la formation d’un personnel en fonction des besoins de l’institution étatique.
En tenant le fort des travaux d’exploration, le service des mines consolide son appropriation du territoire et sa relation avec l’industrie minière. À cet égard, la division de géologie concentre l’essentiel de son personnel en Abitibi, envoyant aux marges de cet écoumène minier des missions de reconnaissance dans les comtés de Pontiac et Témiscamingue. Aucune région ne devient négligée pour autant, que ce soit près des centres urbains, notamment pour les carrières de matériaux de construction, ou encore dans la région du Lac-Saint-Jean, dans les Laurentides, en Gaspésie ou dans les cantons de l’Est, le seul lieu autre que l’Abitibi à jouir d’une activité extractive lucrative.
Le déploiement du personnel du service des mines à l’échelle de la province illustre l’autonomie grandissante de la science gouvernementale à l’intérieur du ministère et de la communauté scientifique, car la production de connaissances géologiques relève de moins en moins de géologues externes à l’administration publique québécoise. Cette centralisation des activités d’exploration trouve son pendant dans les autres secteurs technoscientifiques du service des mines qui rapatrie dans les édifices gouvernementaux de la capitale, dans le Laboratoire des mines de Québec construit en 1936 Figure 5, les activités d’analyse et de détermination minéralogique réparties dans la province. Cela se traduit, finalement, par un renforcement de la position des géologues au sein du ministère et par la prise en charge, par l’État québécois, du territoire minier de la province et de son exploitation.
Outre l’autonomie de la science gouvernementale, les enjeux entourant l’envoi sur le terrain du personnel scientifique de l’État québécois embrassent également la décentralisation de l’activité technoscientifique et le déploiement de l’infrastructure gouvernementale en vue de l’amélioration du territoire. L’accroissement des capacités administratives repose sur la mise à disposition d’un personnel capable non seulement de générer la connaissance propre à dévoiler et rendre visibles les richesses du territoire, mais aussi de les façonner et de les rendre accessibles pour ainsi faire fructifier des industries nationales. L’infrastructure gouvernementale permet quant à elle de refondre ou de reproduire des rapports sociaux au cœur des capacités administratives de l’État, puisque les ressources qui y sont produites, une fois transplantées dans l’environnement, inscrivent sur le territoire les modalités de leur exploitation.
Par exemple, la mise en réserve de la forêt affiche la volonté du gouvernement d’encadrer le mouvement de colonisation. Quand le ministère des Terres et Forêts procède à la création de réserves forestières pour les besoins de l’industrie forestière, il voit également à mettre à la disposition des colons des millions d’acres de forêts en dehors des zones réservées. Cela semble toutefois insuffisant, et le ministère doit délimiter d’autres territoires et les réserver à l’usage exclusif des colons autrement interdits d’accès dans les parcs et les réserves nouvellement créées. Tel est l’objectif des réserves forestières cantonales créées en 1911. En donnant aux colons un accès à des réserves de bois debout sous la supervision de gardes forestiers, le ministère des Terres et Forêts cherche à protéger les grandes superficies qu’il réserve pour approvisionner les scieries et les entreprises papetières12.
Dès leur création en 1911, les réserves cantonales essaiment sur le territoire de la province, la croissance de leur nombre et de leur superficie étant rythmée par les velléités de colonisation de l’État québécois Figure 6. Jusqu’au milieu des années 1920, la très grande majorité de celles-ci (le service en compte 17 couvrant 265 000 acres en 1922) sont situées dans les comtés du Lac-Saint-Jean, de Roberval, de Chicoutimi et du Saguenay . C’est dans cette région que se trouve l’énorme réserve forestière qu’est dans les faits le parc des Laurentides. Or ce parc se trouve aux confins de zones de colonisation dans les secteurs de la vallée du Saint-Maurice et du lac Saint-Jean. À partir de la fin des années 1920, le ministère des Terres et Forêts crée des réserves cantonales sur le front pionnier de l’Abitibi ainsi que dans l’arrière-pays du bas du fleuve pour soutenir la colonisation dans ces régions. Les comtés de Matapédia et de Témiscouata, ainsi que ceux de Montmagny et de L’Islet accueillent la majorité des réserves que le ministère fonde au cours de cette période. Durant les années 1930, le service établit des réserves cantonales dans toutes les régions, quoique les comtés du bas du fleuve et de l’Abitibi, où se dirigent particulièrement les colons du plan Vautrin (MacPherson et Courville, 1990), en accueillent en plus grand nombre. En 1938, elles sont au nombre de 122 et couvrent 942 000 acres.
Bien que le ministère ait créé ces réserves cantonales pour subvenir aux besoins en bois des colons, le service forestier en modifie la mission en fournissant le personnel et le matériel pour y construire des forêts de bois à pâte. C’est en effet dans les réserves cantonales que le directeur du service forestier, Gustave Piché, concentre les efforts de reboisement du ministère. En outre, il dote certaines d’entre elles de pépinières pour accélérer la régénération forestière, en plus de transformer la pépinière provinciale, qu’il a fondée à Berthierville en 1908, en un réseau de plus petites pépinières pour approvisionner les réserves cantonales en jeunes plants adaptés aux conditions climatiques locales. En 1922, des gardes forestiers entreprennent la plantation d’épinettes et de pins dans les réserves des cantons de Parke et de Kénogami pour compenser la lenteur de la régénération naturelle13
. À partir de 1930, des pépinières secondaires à Macpès, Amos et Normandin comblent les besoins régionaux de la dizaine de réserves cantonales faisant l’objet de travaux de reboisement, les réserves de Lachute, Jonquière, Normandin, Macpès, Parent, Albanel, Caron et Cimon s’ajoutant à celles de Parke et de Kénogami. Non seulement la culture des arbres prend place sur une terre allouée à la colonisation, mais en plus la fonction économique du territoire forestier réservé aux colons est détournée à l’usage des usines à papier. D’ailleurs, le ministère finit par interdire dans les réserves cantonales la coupe de certains arbres précieux, comme le pin et l’épinette, lorsque nous ne sommes pas satisfaits de leur proportion dans la forêt, ou de leur distribution à travers celle-ci14
.
En place depuis les années 1920 puis accélérées au cours des années 1930, les activités de reboisement du service forestier dans les réserves cantonales mènent à la production d’une forêt de bois à pâte à l’échelle de la province. En 1938, le réseau de pépinières comprend huit installations, situées à Berthierville, Proulx, Trécesson, Normandin, Roberval, Parke, Macpès et Ouimet. Le service y entretient un stock de jeunes arbres à des fins de reboisement, avec une production variant entre quatre et cinq millions de plants. Tout ce réseau contribue à reboiser le nombre croissant de réserves cantonales. Le service y plante 21 081 206 arbres, principalement de l’épinette blanche, entre 1925 et 193815.
Par la distribution de réserves cantonales dans des régions de colonisation et la mise en place d’un travail de reboisement, le service forestier et son personnel jouent un rôle clé dans le processus de reconquête des sols forestiers des mains du mouvement de colonisation. En installant dans ces réserves cantonales son personnel pour procéder à leur reboisement et en recourant à des essences appropriées à la production papetière, le service forestier cherche parallèlement à contribuer à l’approvisionnement des usines de pâte et de papier en matières ligneuses. Les arbres transplantés par le réseau de pépinières du service forestier modifient tant le couvert forestier que le paysage de la colonisation dans l’arrière-pays.
L’amélioration du territoire – la mise en culture d’une forêt de bois à pâte – par l’activité technoscientifique accompagne la dispersion du personnel du service forestier en certains endroits stratégiques de la province, où les mouvements de colonisation peuvent être confrontés à l’industrie papetière et aux concessionnaires forestiers. Pareille situation se manifeste également dans le secteur de la pêche sportive, alors que les ressources ichtyologiques bénéficient grandement des interventions visant l’amélioration du territoire de pêche. Ici encore nous avons affaire à l’établissement d’un réseau à la grandeur de la province, où un personnel technoscientifique participe à la transformation du paysage – aquatique cette fois – pour faire prospérer une industrie nationale qui enrichit les coffres de l’État, moyennant un investissement public.
Au cœur de cette transformation du paysage aquatique se trouve la pratique de la pisciculture – la propagation de poissons par la fécondation artificielle. Fortement développée en Europe, la pisciculture est présente en Amérique du Nord depuis le milieu du xixe siècle (Kinsey, 2006). Dans le Bas-Canada, l’État colonial entreprend l’empoissonnement artificiel des cours d’eau pour contrer le déclin des populations de saumon sur la recommandation de son surintendant des pêcheries, Richard Nettle. Ce dernier conduit alors ses propres expériences piscicoles avec l’omble de fontaine dans un bassin aménagé à l’arrière de sa résidence à Québec. C’est toutefois sous le successeur de Nettle, Samuel Wilmot, que la pisciculture se développe à grande échelle au Canada (McCullough, 1990). Au lendemain de la Confédération, le ministère fédéral de la Marine et des Pêcheries nomme Wilmot au poste de surintendant de la pisciculture et il lui confie la responsabilité d’établir un réseau de stations piscicoles à travers le Canada (Knight, 2007). Déjà, depuis 1873, le ministère exploite des alevinières à Tadoussac, à Gaspé et à Restigouche pour accélérer l’empoissonnement des rivières à saumon sur la Côte-Nord et dans la péninsule gaspésienne.
En août 1915, le gouvernement fédéral transfère au service provincial de chasse et pêche ses stations piscicoles de Mont-Tremblant, Saint-Alexis-des-Monts, Baldwin Mills et Magog, lesquelles distribuent cette année-là plus de deux millions d’alevins de truite et de saumon dans les eaux intérieures de la province. En l’espace de deux ans, après avoir vendu 4 millions d’alevins et de fretins entre 1915 et 1917, le service de pisciculture devient financièrement autosuffisant16. Puis, en 1922, le ministère fédéral cède le contrôle et l’administration de toutes les pêcheries dans les eaux de la province
à l’État québécois, et le service provincial de pisciculture absorbe les alevinières de Gaspé et de Tadoussac, consacrées à l’élevage de saumons. Ces alevinières s’ajoutent aux quatre autres établissements de pisciculture, également tournés vers l’élevage d’ombles de fontaine et de truites arc-en-ciel. Grâce à ces alevinières, l’État québécois s’engage dans la production piscicole pour empoissonner les rivières et les lacs et maintenir la réputation de la province comme lieu touristique privilégié, le paradis des sportsmen
(Kinsey, 2008).
Les alevinières fédérales, que le surintendant de la chasse et de la pêche de la province de Québec, Hector Caron, voit initialement comme un fardeau financier pour son service17, deviennent rapidement un élément moteur des stratégies pour stimuler la pêche sportive et l’industrie touristique. En 1916, Caron nomme, comme responsable des alevinières provinciales, Edward Thomas Davies Chambers. Ce dernier agit depuis 1911 comme officier spécial du ministère pour enquêter sur les violations des lois provinciales de chasse et pêche (Kinsey, 2014). Chambers (1895, 1898) a notamment publié de son propre chef des ouvrages vantant la qualité de la province de Québec comme territoire de chasse et de pêche depuis 1895. L’embauche de ce publiciste nord-américain, auteur populaire sur la pêche sportive, signale la volonté du ministère de brancher l’activité piscicole à l’industrie touristique.
Chambers introduit des espèces prisées par les membres des clubs privés venant de partout dans le monde pour apprécier la richesse du paradis des sportsmen. Des alevins du saumon de l’Atlantique, de l’omble de fontaine, de la truite arc-en-ciel et de la truite brune frayent dans les établissements du service de pisciculture pour enrichir éventuellement les eaux poissonneuses du Québec. Le service de pisciculture limite ses activités à l’élevage d’alevins et de fretins pendant plus d’une décennie, mais après l’embauche de B.W. Taylor, en avril 1930, le ministère de la Colonisation, des Mines et des Pêcheries18 se dote d’un service biologique pour dresser un inventaire hydrobiologique et ichtyologique des cours d’eau de la province et épauler les travaux des alevinières (Taylor, 1932). De plus, en 1930, soit deux ans après son embauche, Taylor succède à Chambers et assure parallèlement la direction du service biologique et du service de pisciculture. Taylor élargit le réseau des alevinières provinciales en établissant des stations à Lac-Manitou, dans la région des Laurentides, où il démarre un programme d’inspection des lacs et d’analyse de leurs conditions chimiques et biologiques, et à Saint-Félicien, qu’il destine à la production d’alevins de ouananiche pour approvisionner l’ensemble du réseau, autrement tourné principalement vers l’élevage d’alevins de saumon et de truite (Préfontaine, 1946).
Taylor redéfinit le fonctionnement du service de pisciculture qui jusque-là a repris sans la remettre en question l’orientation que le ministère fédéral des Pêcheries avait imprimée aux alevinières provinciales, soit la production de saumons et de truites au moyen desquels les clubs empoissonnaient les lacs et les rivières sous bail. Dès les premières études des lacs Manitou et Brome, à proximité des alevinières de Mont-Tremblant et de Baldwin Mills, Taylor demande que cesse la production de fretins et d’alevins de saumon de l’Atlantique pour l’empoissonnement des eaux douces compte tenu des résultats qu’il juge décevants. De même, il se montre plus que sceptique quant à la capacité de survie de la truite arc-en-ciel élevée dans les bassins des cantons de l’Est, à Magog et à Baldwin Mills19.
Taylor envisage plutôt de mousser des espèces indigènes aux dépens de ces deux salmonidés qui font la joie des pêcheurs sportifs depuis des décennies, et pour lesquels les alevinières du service de pisciculture ont consacré l’essentiel de leurs ressources. Il voit à spécialiser certains établissements dans l’élevage de l’achigan à petite bouche et de la ouananiche, des espèces indigènes pour lesquelles les conditions d’accueil des lacs du Québec seraient plus appropriées. Dans le cas de cette dernière espèce, il faut noter que Chambers en a fait la publicité tout au long de sa carrière Figure 7, soit depuis la publication aux États-Unis de son livre The Ouananiche and its Canadian Environment (Chambers, 1896). Directeur de la pisciculture au service de la chasse et la pêche et promoteur de la pêche sportive et du tourisme dans la province, il a tout au plus encouragé la transplantation de ce poisson sans engager l’État dans la reproduction et l’élevage de cette espèce sportive.
Grâce à son autorité scientifique, Taylor parvient toutefois à envisager autrement les activités d’aménagement territorial du service de chasse et pêche pour modifier à grande échelle la composition ichtyologique des environnements fluviaux et lacustres du Québec. À cet effet, il entreprend un programme d’études des lacs dans le comté du Lac-Saint-Jean en 1930, mais, sans en attendre les résultats pour ce territoire qui nous est tout à fait inconnu à ce point de vue [relevé des eaux]20
, le service de pisciculture qu’il dirige entreprend l’élevage de la ouananiche à Saint-Félicien et sa distribution dans le réseau de stations piscicoles du service et dans les eaux du lac Saint-Jean et de ses tributaires . De même, à la station de Magog, la construction de viviers pour l’élevage de fretins d’achigan à petite bouche commence l’année suivante pour accroître les capacités d’élevage de ce poisson indigène21.
La diversification de la production piscicole dans les alevinières gouvernementales dure quelques années, mais, dans la seconde moitié de la décennie, Taylor imprime une double spécialisation – par région et par espèce – aux activités du service des piscicultures du ministère de la Chasse et de la Pêche. Outre l’abandon de la truite grise et le confinement de l’élevage de la truite arc-en-ciel à une seule station, le service de pisciculture cesse l’élevage de l’achigan à Baldwin Mills et celui de la ouananiche pour laquelle il avait établi une station à Saint-Félicien, inexploitée à compter de 1935: il opte plutôt pour spécialiser ses stations principalement autour de l’élevage du saumon et de la truite mouchetée. De plus, comme les alevinières du service s’engagent dans des productions identiques, leur rayon d’action décroît fortement pour se limiter aux comtés immédiats, plutôt que de viser l’approvisionnement des différentes régions . Par exemple, les stations piscicoles des cantons de l’Est (Magog et de Baldwin Mills) se concentrent principalement sur le transfert de matériel piscicole dans les plans d’eau situés entre les rivières Richelieu et Chaudière et cessent d’envoyer des alevins de saumons au nord du fleuve. Quant aux cours d’eau entre la rivière des Outaouais et le Saguenay, leur approvisionnement devient la responsabilité des stations de Saint-Alexis-des-Monts et de Saint-Faustin, où le service de pisciculture a concentré les activités des stations de Mont-Tremblant et de Lac-Manitou. De plus, le service limite leur production principalement à la truite mouchetée.
Conclusion
La croissance de l’administration publique québécoise au début du xxe siècle a bénéficié de l’acquisition d’un personnel scientifique et technique. Ce corps de professionnels, issus pour la plupart des établissements d’enseignement supérieur, a contribué à la diversification des interventions gouvernementales. L’intégration des agents technoscientifiques à l’appareil administratif a ainsi participé à la modernisation des mécanismes d’intervention de l’État, alors que les ministères cherchaient tantôt à fonder certaines mesures gouvernementales sur des travaux spécialisés, tantôt à enrichir leurs capacités technoscientifiques pour accroître la portée de leurs interventions.
Plus que de simples connaissances élaborées dans les officines gouvernementales, les productions savantes des services scientifiques ont embrassé un ensemble de pratiques spatiales qui ont également nourri la puissance de l’État québécois. Les représentations cartographiques du territoire et de ses ressources, la circulation des agents technoscientifiques à travers la province, ainsi que les façonnements des paysages forestiers et aquatiques par le transfert d’espèces végétales et animales ont refondu des modes d’occupation du territoire et d’exploitation des ressources naturelles. Par leurs pratiques spatiales, les agents technoscientifiques ont mis en forme des territorialités circonscrivant l’accès aux ressources dont ils définissaient, conceptuellement et matériellement, la disponibilité pour stimuler l’essor ou la consolidation d’industries nationales dans les secteurs minier, forestier et faunique.
Par la mise en forme de nouveaux modes d’occupation, de transformation et de régulation du territoire, les services scientifiques ont modifié les capacités administratives de l’État québécois. Parallèlement, ils bénéficiaient d’un accroissement de leurs moyens et de leur personnel. De plus, les qualifications de ce personnel s’amélioraient périodiquement grâce aux subventions que les gouvernements successifs accordaient aux établissements d’enseignement supérieur, que ce soit directement avec l’École de foresterie que dirigeaient les officiers du service forestier, ou indirectement avec les missions que le service des mines confiait aux professeurs des universités québécoises, pour accomplir des explorations géologiques ou effectuer des déterminations minéralogiques22. L’acquisition de compétences devenant en soi une intervention touchant l’occupation du territoire et l’exploitation des ressources naturelles, les rapports entre pouvoir et territoire trouvaient une articulation particulière dans l’entreprise scientifique étatique, alors que celle-ci créait ses propres conditions de possibilité à l’intérieur de l’administration publique.
Notes
- Si le tournant récent vers l’étude sociohistorique des catégories de l’action publique a renforcé cette tendance, notons toutefois un foisonnement de recherches sur l’histoire des fonctionnaires depuis quelques années, en France notamment. Voir, entre autres, Baruch et Duclert (2000) et Le Bihan (2008). Sur la sociohistoire de l’action publique, voir Laborier et Trom (2003) et Payre et Pollet (2013).
- Depuis quelques années, des travaux en géographie historique visent précisément à comprendre les productions spatiales des sciences étatiques. Voir Braun (2000), Rossiter (2008), Brownstein (2016) et Anderson (2017).
- Sur la formation du service forestier, voir Castonguay (2006).
- Sur la formation du service des mines, voir Vallières (1989).
- Sur la formation du service des pêcheries et de la chasse, voir Côté (2017).
- Sur la formation du service de pisciculture, voir Kinsey (2008).
- Statuts de la province de Québec, 2 Geo. V (1912), c. 11, art. 6. Cité par Gow (1975: 399).
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. - Rapport annuel du ministère des Terres et Forêts, 1922-1923, p. 27.
- Rapport annuel du ministère des Terres et Forêts, 1926-1927, p. 31.
- Rapport annuel du ministère des Terres et Forêts, 1938-1939, p. 52-53.
- Rapport annuel du ministère de la Colonisation, des Mines et des Pêcheries, 1917-1918, p. 163.
- Rapport annuel du ministère de la Colonisation, des Mines et des Pêcheries, 1916-1917, p. 130
- Au cours de la période couverte par ce texte, le service de la chasse et de la pêche relève successivement du ministère des Terres, des Forêts et des Pêcheries (1897-1901), du ministère des Terres, des Mines et des Pêcheries (1901-1905), du ministère de la Colonisation, des Mines et des Pêcheries (1905-1930), du ministère de la Colonisation, de la Chasse et des Pêcheries (1930-1935), du ministère des Travaux publics, de la Chasse et des Pêcheries (1935-1936), et du ministère des Mines et Pêcheries (1936-1940).
- Rapport annuel du ministère de la Colonisation, des Mines et des Pêcheries, 1924-1925, p. 370.
- Rapport annuel du ministère de la Colonisation, de la Chasse et des Pêcheries, 1930-1931, p. 524.
- Rapport annuel du ministère de la Colonisation, de la Chasse et des Pêcheries, 1933-1934, p. 234.
- Ajoutons à ces exemples celui de la Station de biologie du lac Jacques-Cartier pour dresser l’hydrographie des lacs du parc des Laurentides et mener une étude sur la truite mouchetée. Financée par le service biologique que dirige William Taylor, la station est dirigée par l’ichtyologiste Vadim D. Vladykov, professeur à l’Université de Montréal, de l’Institut de zoologie de l’Université de Montréal. Voir Castonguay (2016: 140).
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Tous droits réservés. Centre interuniversitaire d’études québécoises (CIEQ)
Dépôt légal (Québec et Canada), 2e trimestre 2021.
ISBN 978-2-921926-82-9 (PDF) – 978-2-921926-83-6 (HTML)
Crédits
- RÉVISION LINGUISTIQUE – Solange Deschênes
- Conception graphique – Émilie Lapierre Pintal en collaboration avec Marie-Claude Rouleau (Élan création)
- Coordination – Mélanie Lanouette et Sophie Marineau
- Cartographie – Philippe Desaulniers, Émilie Lapierre Pintal, Adam Lemire, Jean-François Hardy avec la collaboration de Louise Marcoux (Laboratoire de cartographie de l’Université Laval)
- Programmation – Tomy Grenier, Jean-François Hardy et Adam Lemire
Comment citer cette publication
CASTONGUAY, Stéphane (2021). Le rôle des services scientifiques de l’État québécois dans l’occupation du territoire et l’exploitation de ses richesses, ca. 1880-1940. Québec: Centre interuniversitaire d'études québécoises (coll. «Atlas historique du Québec - L'État»). [En ligne]: https://atlas.cieq.ca/l-etat/interactif/le-role-des-services-scientifiques-de-l-etat-quebecois-dans-l-occupation-du-territoire-et-l-exploitation-de-ses-richesses-1880-1940.html (consulté le 14 novembre 2024).