Les coopératives de crédit et l'entrée des immigrants juifs dans l’économie montréalaise, 1911-1945
Par Sylvie Taschereau, historienne, professeure à l’Université du Québec à Trois-RivièresLe boulevard Saint-Laurent plonge au cœur de la ville. Jusqu’au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, c’est là, en particulier dans la section qui s’étend depuis le fleuve jusqu’à l’avenue Laurier, que se concentrent la majorité des Juifs venus de Russie et d’Europe de l’Est au cours des décennies qui précèdent. C’est également le long de ce boulevard et sur les rues avoisinantes que les immigrants juifs mettent sur pied la plupart de leurs commerces, manufactures et petits ateliers, dont ils font une voie d’entrée privilégiée dans l’économie et la société montréalaises.
La surreprésentation des immigrants et celle de leurs enfants parmi les petits patrons du commerce et de l’industrie sont un phénomène qui, au xxe siècle, se vérifie dans toutes les grandes villes des pays d’immigration. À Montréal, au début de ce siècle, elle est très forte déjà, toutes proportions gardées, chez les immigrants chinois, libanais et grecs. Elle est d’autant plus remarquable chez les Juifs que cette population est beaucoup plus nombreuse: en 1931, elle représente 6 % des Montréalais .
L’économie juive qui se développe à Montréal dans les premières décennies du xxe siècle s’appuie dans une large mesure sur la confection et le commerce de prêt-à-porter de même que sur la production ou la vente au détail de textiles, de produits de mercerie, de fourrures et d’accessoires de mode. Ainsi en 1931, alors que les ouvriers forment encore près de 40 % de la population active juive canadienne, 80 % des ouvriers juifs montréalais sont employés dans les ateliers et manufactures de textile et de vêtement (Rosenberg, 1939: 162). Beaucoup de ces derniers aspirent à créer leurs propres petites firmes. De fait, les petits patrons de ce secteur de l’industrie se recrutent largement dans les rangs des ouvriers qualifiés. Mais bien qu’elles contribuent à la promotion sociale rapide que connaissent les Juifs, ces petites entreprises sont fragiles et leur existence est le plus souvent de courte durée. Les propriétaires qui parviennent à faire carrière dans ce domaine doivent faire preuve de persévérance, voire d’entêtement, et disposer aussi de moyens financiers suffisants. Les Juifs nouvellement immigrés déploient dans ce but diverses stratégies financières et se servent de toutes les ressources dont ils disposent.
Ouvrir une boutique ou un atelier demande peu de capital: l’essentiel de l’équipement ou, dans le cas d’un commerce, la marchandise peuvent être obtenus à crédit. Mais il faut maintenir un fonds de roulement et faire face aux aléas d’une industrie saisonnière dont la production perd rapidement sa valeur. Pour financer leur établissement, constituer leur capital de démarrage ou maintenir à flot leur entreprise, les immigrants juifs, étrangers et issus pour la plupart de milieux très modestes, obtiennent rarement des prêts bancaires. Par contre, dans les années 1920, ils utilisent fréquemment dans ce but un stratagème répandu chez les petites gens d’affaires: ils empruntent sur la valeur de revente de polices d’assurance contractées auprès de compagnies canadiennes ou américaines. Souvent aussi, pour accroître leurs chances de réussite et augmenter leur capital de départ, ils s’associent à un ou plusieurs partenaires. Comme tous les autres petits patrons, ils font également appel au soutien financier de leur famille. Au début du siècle, au moment où arrivent à Montréal la plupart de ces immigrants, ces ressources familiales sont limitées. De même, le crédit que sont en mesure d’offrir à leurs coreligionnaires les grossistes et manufacturiers juifs bien établis issus d’une immigration antérieure ne suffit pas à la demande de trop nombreux aspirants hommes ou femmes d’affaires.
C’est dans ce contexte de l’immigration de masse qui précède la Première Guerre mondiale, où la population juive appauvrie a des besoins financiers pressants, qu’apparaissent les coopératives de crédit. Elles seront une des principales sources de financement de leurs entreprises et un des outils de leur promotion économique. Ces coopératives ne sont pas en soi des institutions juives. Elles sont créées conformément à une loi québécoise adoptée en 1906, la Loi sur les syndicats coopératifs, celle-là même qui permet l’essor du mouvement canadien-français des caisses populaires lancé par Alphonse Desjardins. Cependant, à la différence de ces dernières, qui encouragent plutôt l’épargne, elles sont créées principalement comme source de crédit. Ce sont en effet des sociétés par actions, formées par des groupes de personnes qui rassemblent un petit capital et qui le font fructifier de manière à pouvoir emprunter à cette société à des conditions avantageuses. Ces emprunts, qui peuvent être de quelques centaines de dollars dans les années 1920, sont faits à court terme et doivent être remboursés par versements réguliers. L’intérêt exigé sur ces prêts n’est habituellement que de 6 %.
La première coopérative de crédit juive inscrite dans le Registre des syndicats coopératifs de Québec déposé aux Archives de la ville de Montréal, la Papineau Gemiluth Chassodim Co-Operative Syndicate, est créée en 1911, soit quelques années à peine après qu’eut été adoptée la Loi sur les syndicats coopératifs. C’est alors la seule coopérative de crédit juive en activité dans la ville. C’est aussi quelques années seulement après le début de la plus forte vague d’immigration juive qu’a connue la métropole, une immigration sous l’effet de laquelle la population de cette communauté fait un bond impressionnant, passant de 7 600 personnes en 1901 à près de 30 000 dix ans plus tard. Cette première coopérative rassemble un peu plus d’une soixantaine de membres fondateurs. La majorité d’entre eux habite une petite zone de concentration de la population juive qui se forme alors autour de la rue Papineau, deux kilomètres à l’est du boulevard Saint-Laurent . Huit autres sont créées en 1912 et quatorze autres encore en 1913: cette année-là, Montréal compte plus de 800 nouveaux coopérateurs juifs . Presque tous habitent à quelques pas ou à quelques rues seulement du boulevard Saint-Laurent, en particulier dans le Downtown juif, au sud de la rue Sherbrooke.
Certaines de ces coopératives n’existent que quelques mois, mais la moitié d’entre elles poursuivent leurs activités pendant plus de 10 ans et, dans plusieurs cas, deux ou trois décennies. Quelques-unes de ces dernières deviennent avec le temps des institutions financières considérables, regroupant plusieurs centaines de personnes.
La rapidité avec laquelle se multiplient ces sociétés de prêt témoigne à la fois de l’intensité des besoins financiers des Juifs et de la force de leurs ambitions. En effet, la majorité de ceux qui les créent sont des ouvriers qualifiés ou semi-qualifiés, des commerçants et des petits entrepreneurs. Ainsi, les «tailleurs» représentent à eux seuls 20 % de ceux qui fondent des coopératives en 1911 et 1913. En réalité, cette mention désigne aussi bien des salariés que des propriétaires d’entreprises et beaucoup de ces personnes passent probablement en alternance d’un statut à l’autre. Les ouvriers autres que tailleurs représentent pour leur part 39 % de l’ensemble des immigrants juifs qui créent des coopératives ces deux années-là.
Le mouvement coopératif juif montréalais n’a pas de réelle unité, si ce n’est dans la synchronie de l’apparition des coopératives et dans la capacité remarquable dont font preuve presque toutes les composantes de la population juive de s’approprier une nouvelle forme d’institution financière. Quelques-unes de ces sociétés sont mises sur pied par des organisations ouvrières, dont deux sont socialistes. D’autres s’affichent clairement comme sionistes. Elles sont aussi parfois fondées par de petites congrégations religieuses. Plusieurs naissent dans le prolongement de sociétés de secours mutuels et, comme ces dernières, regroupent des personnes originaires d’une même région ou d’une même ville, sans en faire toutefois une règle d’adhésion.
S’il n’a pas de direction unique, ce mouvement n’en est pas moins impressionnant par sa soudaineté, son ampleur et la proportion de la population juive qui y est engagée. Jusqu’aux années 1930 sa progression est fulgurante: en 1929, il existe au moins 61 coopératives juives actives à Montréal, pour une population qui compte près de 58 000 personnes au recensement de 1931. Les coopérateurs, presque tous des hommes, représentent alors au moins un cinquième de la population active masculine juive de cette ville.
En 1931, au moins 51 de ces institutions sont en activité. À l’exception d’une seule, le Pinsker Loan Syndicate, toutes ont une adresse civique sur le boulevard Saint-Laurent ou sur les rues qui l’entourent .
Les premières années de la crise ont de fortes répercussions sur les sociétés de prêt juives et forcent plusieurs d’entre elles à mettre fin à leurs activités. Peu de nouvelles coopératives sont créées après les années 1930. La plupart disparaissent après la Seconde Guerre mondiale, au moment où la majorité des Juifs ont quitté la condition ouvrière et délaissent aussi de plus en plus la petite entreprise pour accéder à des emplois plus stables et mieux rémunérés. Dans ce contexte et à cette époque où l’accès au crédit institutionnel devient également plus facile, ces organismes perdent leur pertinence.
Les coopératives de crédit appartiennent donc à un moment précis de l’histoire de la communauté juive montréalaise. Elles naissent de l’immigration et la diversité de leurs orientations est à l’image de celle de la population juive récemment immigrée. Mais elles sont aussi le produit de la vie montréalaise et métropolitaine, des emprunts et des métissages qui résultent de l’établissement et de la participation à l’économie urbaine de populations immigrantes et, sous tous ces aspects, de purs produits du boulevard Saint-Laurent.
Bibliographie
- McNicoll, Claire (1986). «L’évolution spatiale des groupes ethniques à Montréal: 1871-1981». Thèse de doctorat (Géographie), École des hautes études en sciences sociales.
- Rosenberg, Louis (1939). Canada’s Jews. A Social and Economic Study of the Jews in Canada. Montréal: Canadian Jewish Congress.
- Taschereau, Sylvie (2005). «Les sociétés de prêt juives à Montréal, 1911-1945». Revue d’histoire urbaine / Urban History Review, vol. 33, no 2, p. 3-16.
- Taschereau, Sylvie (2006). «Échapper à Shylock: la Hebrew Free Loan Association of Montreal entre antisémitisme et intégration, 1911-1913». Revue d’histoire de l’Amérique française, vol. 59, no 4, p. 451-480.
Tous droits réservés. Centre interuniversitaire d’études québécoises (CIEQ)
Dépôt légal (Québec et Canada), 2e trimestre 2020.
ISBN 978-2-921926-69-0 (PDF) – 978-2-921926-68-3 (HTML)
Crédits
RÉVISION LINGUISTIQUE –
Solange DeschênesCartographie –
Jonathan Bernier, Simon Dufour et Catherine Lessard, en collaboration avec Jean-François Hardy, Émilie Lapierre Pintal et Louise MarcouxCONCEPTION GRAPHIQUE –
Émilie Lapierre PintalProgrammation –
Adam Lemire en collaboration avec Jean-François Hardy, Tomy Grenier et Émilie Lapierre PintalCoordination –
Mélanie Lanouette
Comment citer cette publication
TASCHEREAU, Sylvie (2019). «Les coopératives de crédit et l'entrée des immigrants juifs dans l’économie montréalaise, 1911-1945», dans Claude Bellavance et Marc St-Hilaire (dir.), Le fait urbain. Québec: Centre interuniversitaire d'études québécoises (coll. «Atlas historique du Québec»). [En ligne]: https://atlas.cieq.ca/le-fait-urbain/interactif/les-cooperatives-de-credit-et-l-entree-des-immigrants-juifs-dans-l-economie-montrealaise-1911-1945.html (consulté le 21 décembre 2024).